3) " … Le lait entier est à 1,90 francs ; nous avons droit à un litre par jour pour les deux petits. Nous ne trouvons pas de lait écrémé depuis ces froids et le beurre est introuvable. De temps en temps, j'hérite de quelques litres de lait, dus à la générosité d'un métayer. Le savon: 75g par personne pour janvier.
Nous avons tué le porc, je ne me tire pas trop mal de mon élevage ; on m'a sorti, pour trois mois, 10 kg de viande de boucherie lors de la déclaration et je ne peux en tuer un second sans que le premier soit liquidé par des tickets (50 kg de porc = 50 tickets retenus). Cette façon de faire fait que la campagne proteste, car ceux, qui ont sacrifié de bonne heure deux porcs, les ont et ceux qui en ont tué un seul, doivent attendre juillet pour pouvoir tuer le second ; c'est injuste ! Cet ordre est, à mon avis stupide, car dans cette région, tout l'été, les jeunes porcelets se nourrissent de citrouilles exclusivement et ne sont nourris de féculents que lorsqu'on les engraisse. Cette année, les paysans, au lieu d'élever deux ou trois porcs, vont n'en élever qu'un ; ce sera autant de perdu, car 10 à 30 ou 40 kg ne coûtaient rien à la communauté, les porcs étant nourris de l'industrie du paysan. Pour ma part, je ne fais qu'entretenir mon second porc, que je pensais tuer en avril ; je le tuerai en octobre, si d'ici là, la réquisition ne l'a pas pris ! Nous avons encore dû livrer une vache de la métairie de Saint Sève pour la réquisition, j'ai protesté en haut lieu, car ce sont toujours les mêmes étables qui livrent chaque fois ; c'est trop souvent. On voulait nous faire livrer l'autre vache, pleine de quatre mois, j'ai refusé catégoriquement. J'ai envoyé une note et j'ai eu gain de cause.
Nous avons l'heure d'été. Les élèves rentrent à l’école à 8 heures 30.
Pas trop de mal à la métairie de Bourdelles, le froid a fait plus de mal que l'inondation.
La maison du cousin Jean, servant d'intermédiaire pour le passage du courrier de la zone occupée vers la zone libre, se trouve à Saint Sulpice-de-Pommiers, à seize kilomètres de chez nous."
Souvenirs de ma tante :
"En août 1940, le courrier ne circulant pas d'une zone à l'autre, ta mère, mais plus souvent moi, partait en bicyclette à Saint Sulpice-de-Pommiers chercher les lettres, provenant des grands parents habitant en zone occupée. Il fallait passer la ligne de démarcation, qui était matérialisée par la route reliant Langon à Sauveterre-de-Guyenne. Le cousin Jean, connaissant la postière de Sauveterre, récupérait le courrier pour notre famille. Un jour, revenant de chez le cousin avec des lettres, je m'apprêtais à repasser clandestinement la ligne, quand je fus surprise et interpellée par un soldat allemand. Je laissai tomber dans l'herbe le paquet de missives que je transportais. Le soldat ne s'en aperçut pas, étant trop éloigné de moi ; il m'emmena à un poste de surveillance, où je fus interrogée. Je répondis que j’étais allée voir mon cousin : gros rires de ces messieurs, qui n'en croyaient pas un mot, mais soupçonnaient une histoire plus romanesque ! Ils me laissèrent repartir sans m'inquiéter. Je pus récupérer les lettres et filai à la maison. Je me demande encore comment je n'ai pas eu peur sur le moment ! "
Mais la réaction survint le lendemain, où elle ne put se lever, tant elle était malade (de peur rétroactive). Sa mère décida d'arrêter le manège, qui devenait trop dangereux.
[ L'implantation de la ligne de démarcation bouleversa le service postal. L'ordonnance allemande du 18 juillet 1940 instaura une réglementation particulièrement sévère. Suspendue en août, la correspondance privée est rétablie dès septembre 1940. Elle se limite à des cartes interzones, qui se présentent sous la forme d'un texte pré-imprimé de douze lignes d'ordre familiale, à biffer. Puis, rapidement est assouplie cette législation avec des cartes où il est autorisé d'écrire sept lignes ; puis réapparurent des cartes ordinaires à partir de l'automne 1941. ]
19/02/1940, La Réole
" … Notre ravitaillement ne va pas mal, nous trouvons à peu près tout ce qui est mis en carte et ce qui manque (graisse surtout), je le produis moi-même. Ici aussi les étoffes sont chères. Plus d'essence, la voiture est sur cales, c'est la bicyclette qui remplace ; cela ne fait que du bien, je m'y suis remise facilement, mais l'auto était plus rapide et me facilitait la vie.
Mes poules pondent douze œufs par jour : ils sont taxés à 14 francs 40, mais ils se payent facilement à l'équivalent des œufs du Maroc 18 francs 12. Je n'en ai pas encore vendu, mais offert quelques douzaines en remerciement à diverses personnes. Je m'ingénie à faire toutes les économies possibles (pour nous et la généralité, c'est un devoir).
Le professeur de dessin (Pierre Laville) est prisonnier. Quand il rentrera, je lui demanderai de donner des leçons à Irène, qui est vraiment douée."
[ L'invasion allemande du Luxembourg commence le 10 mai, à 4 heures 35 du matin, les troupes allemandes ne rencontrent aucune résistance significative. La capitale est prise avant midi. Les Alliés réagissent : à 8 heures du matin, plusieurs divisions françaises franchissent la frontière du Luxembourg et viennent tester la puissance allemande. Quelques heures plus tard, ces divisions se replient derrière la ligne Maginot. Le 11 mai, le Luxembourg est entièrement sous contrôle de l'armée allemande. ]
12/05/1940, La Réole
" Tu imagines bien que je ne pense plus à mon déplacement à Cirey/Blaise, mais je regrette de n'être pas partie avant. Ce n'est plus le moment d'aller encombrer les trains. Nous ne pouvons faire mieux, mais nous évitons tout ce qui peut gêner la guerre : nous consommons moins de café, restreignons la boucherie, surtout le bœuf.
Je crois que, si cela devenait plus mauvais en Lorraine, cousine Anna se réfugierait ici, elle nous l’écrit ce matin. Bernard devait partir chez eux samedi, bien entendu, je l'ai gardé ici. Il est insouciant, passe de bonnes vacances sous un soleil radieux et ne s'en fait pas trop pour les siens.
Mardi, la Garonne a envahi Bourdelles, je vais essayer d'y aller tout à l'heure ; samedi soir, je n'ai pas pu passer : toutes les récoltes doivent être perdues, y compris les betteraves à sucre ! Le second porc est tué, il pesait 80 kg (le premier : 90 kg). Tous frais payés, ces deux porcs, au cours actuel (20 francs le kg mort) m'ont rapporté seize francs par jour ; essai que je renouvellerai dès cet automne. J'ai vingt et un lapins en ce moment. J'ai vendu une paire de poulets (neuf francs la livre, vif), un lapin de trois mois vaut deux à trois francs. Ce sont les réfugiés, qui font augmenter ainsi la vie. Les maris arrivent, les usines ayant sauté (parait-il). On attend deux mille autres réfugiés pour La Réole dans des baraquements non terminés pour le moment."
Le 23 mai 1940 : arrivée des premiers réfugiés belges (jusqu'au 25 : huit personnes à la maison) ; du 26 au 29 mai: six personnes.
23/05/1940, La Réole
" … Nous suivons avec angoisse la marche rapide des événements, tout en conservant l'espoir certain du succès final. L'exode des Belges en auto ne cesse pas.
Les betteraves à sucre sont les seules à avoir subi l'inondation sans trop de dommage. Je n'ai pu m'en rendre compte que de la route, car les terres sont encore trop mouillées pour que l'on puisse y pénétrer ; tout le reste est complètement perdu et il est tard pour semer du maïs, surtout que nous avons, quotidiennement, des orages depuis quelques jours.
Maintenant, si les Boches attaquent par la Suisse, n'attendez pas trop de vous sauver ; il est inutile de grossir le nombre des malheureux, qui sont restés là-bas. Mais comment partirez-vous ? Qu'avez vous prévu ? Ici aussi, il court beaucoup de bobards, plus ou moins idiots. Nous sommes dotés d'une sirène que, de chez nous on perçoit peu, mais les alertes laissent tout le monde calme. Le moral est bon, la confiance règne."
Mai 1940, La Réole
" Des milliers de Belges sont passés à La Réole. Depuis jeudi, nous en hébergeons (coucher, souper, petit déjeuner). J'en ai eu sept, huit, dix et même quatorze un soir.
Depuis deux jours, le département du Lot et Garonne est fermé. Nous hébergeons une famille d’un tailleur à Dinan (qui connaissait le filleul de guerre de ma grand-mère pendant la première guerre mondiale !!) : ils sont cinq, dont un bébé de un mois et une grand mère de 81 ans. Ce sont des gens très bien et très délicats. Le monsieur travaille au jardin, les dames m'aident au ménage, lissage (repassage), couture. Ils sont si contents d'avoir un abri. Il vient de m'en arriver quatorze autres ; je vais essayer d'en caser à l'École d'Agriculture et à la petite métairie. Ils seront mieux que sur leur camion découvert."
Souvenirs de maman :
"Je m'étais portée bénévole pour accueillir, sur la place du Turon, les réfugiés, et d’en ramener à la maison. Parmi les premiers arrivés, un tailleur belge et sa famille sont venus dans une vieille voiture. Ils sont restés deux mois chez nous. Maman leur a cédé la cuisine, la petite salle à manger et deux chambres.
Deux officiers de l'armée marocaine ont aussi dormi deux-trois jours, leur troupe étant logée à l'École d'Agriculture. Ils nous ont raconté la débâcle".
(EXTRAITS DU JOURNAL DE GUERRE 1939-1945
d’une réfugiée à La Réole de 1940 à 45.)
(Récit en bleu)
13/06/1940
À 4 heures ½ , lever de toute la famille. Sur l'auto, trois matelas sont déposés, plus deux grosses valises. Nous nous entassons dans la voiture.
Et nous voilà sur les routes, ne sachant pas si nous pourrons atteindre notre but : La Réole, presque à l'autre bout de la France. Nous échappons à l'encombrement des routes, les heures du matin étant précieuses. Nous évitons Rennes et nous nous arrêtons à Redon. Puis direction Nantes, nous roulons facilement ; on nous donne même de l'essence sans bons et arrivons à Nantes à 3 heures. La Loire est franchie, ouf !
Nous logeons près de Cholet, dans un tout petit village où les réfugiés sont bien accueillis. Dans une ancienne école, sont aménagés des lits avec draps. Nous prenons un repas dans une vaste salle aux longues tables avec de nombreux dîneurs.
Satisfaits de la nuit, nous nous remettons en route, les autos sont plus nombreuses. Nous mangeons nos provisions dans un café au bord de la route.
Un gendarme nous arrête, il veut nous empêcher de continuer, Bordeaux étant embouteillé ; l'entrée de la Gironde est défendue. Malgré ses ordres, nous passons, mais sommes déviés, un peu plus loin, de la route nationale ; nous irons par Jonzac. Les derniers kilomètres nous semblent démesurément longs.
Nous avons, sans aucun accroc, franchi les centaines de kilomètres jusqu’à La Réole, chargés à bloc.
On nous avait dit en route que les Allemands étaient à Paris ; nous n'avions pas voulu le croire, mais ce soir, Paris a été déclaré ville ouverte et ne sera pas défendu. Quelle honte pour notre pauvre pays ! Hitler à Paris !
Les troupes se sont battues depuis des jours pour aboutir à ce résultat ! Hitler, cet ancien peintre en bâtiment, ce raté, ce caporal de la guerre de 1914, cet homme qui a assassiné et fait disparaître tous ceux qui pouvait le gêner, cet homme dont l'ascension n'est qu'une suite de crimes, est à Paris !
Les communiqués donnent des nouvelles des armées françaises tenant héroïquement Reims, sans jamais plus parler des Anglais, ou seulement pour quelques faits d'aviation. Quant à l'armée belge, elle n'est même pas mentionnée.
Dans notre voyage, nous avions remarqué le long des routes, étendus, des soldats belges et aussi des Polonais ; pourquoi ne les envoie-t-on pas se battre sur la Seine ? ]
Le 16 juin 1940 : arrivée des cousins lorrains avec quatre voisines et amies.
Souvenirs :
La cousine Anna avait conduit, depuis la Lorraine, la voiture de ses propriétaires, sur le toit de laquelle, étaient installés un vélo et un matelas, en cas de mitraillage par les avions ennemis ; l'autre voiture était conduite par son mari Robert emmenant avec lui deux épouses de vélivoles amis.
(Leur fils était pensionnaire au collège de La Réole depuis le début de l'année scolaire, pour être à l'abri des bombes tombant sur Nancy. Il était en sixième et très populaire auprès des demoiselles, car il avait toujours des bonbons, que lui envoyés sa grand-mère et qu’il distribuait généreusement. Robert était président d’un club de vol à voile lorrain)
Robert devait se rendre à Bordeaux dans les plus brefs délais pour rejoindre son unité. Il régnait une belle pagaille à Bordeaux, du fait de l'arrivée récente du gouvernement français, réfugié en Aquitaine. Médecin, le cousin fut envoyé à Langon, dans un hôpital militaire ; il n'y resta que très peu de jours et dut évacuer ses malades à La Réole dans des bâtiments appartenant à l'église, à côté de l'école des filles, près de l'hôpital. Bientôt, il ne resta plus de malades et ainsi, libéré de ses obligations, il put rejoindre son épouse.
(Mon grand-père lorrain fut mobilisé à Nancy, en 1940, en tant que lieutenant. Lors de la débâcle, il fut chargé d'évacuer les archives et le matériel de l'École Nationale des Eaux et Forêts. Il devait transférer plusieurs camions vers le Sud-Ouest. Lors du voyage, les machines à écrire qu'ils transportaient, furent jetées par dessus bord, afin d'embarquer des réfugiés, rencontrés en cours de route et s'échappant à pied devant l'avance allemande. Ils aboutirent à Biscarrosse. Voulant voir la mer, cachée par la dune, il se dirigea vers elle, quand il remarqua des sortes de poteaux dépassant de la dune. Intrigué, il se rapprocha et tomba sur des camions allemands de reconnaissance et de nombreux soldats. Les Allemands, surpris de voir un soldat français, lui dirent : "Que faites-vous là ? Partez vite, nous étions les premiers arrivés". Il n'insista pas et fila avec les camions sur Bordeaux. De là, il rejoignit La Réole avec un motocycliste. Il y retrouva d’autres "compatriotes" de l’Est.
Un jour qu'ils étaient quinze personnes à table, ils virent passer devant la maison, un jeune abbé accompagné d'un groupe de jeunes. Ils venaient de Normandie et se dirigeaient vers Lourdes. Ils eurent droit à un bon repas chaud et consistant, à base de pâtes. Les jeunes dormirent dans le foin de la grange.)
[ 20/06/1940
Nous assistons à la déroute de l'armée française ; nuit et jour, des autos descendent vers le sud : c'est un roulement ininterrompu - de 4 heures du matin à minuit ; des familles en fuite dans des voitures chargées, sur les pare-chocs desquelles, sont parfois accrochés des valises ou des vélos ; des camions militaires transportant des soldats ou encore des femmes et enfants, des vélos, des motos ; puis ce sont les canons mitrailleuses des avions... Tous ces gens sont fatigués, ont des mines épouvantables. Tout le long de La Réole, les oisifs sont assis, regardant et commentant les passages.
23/06/1940
Bordeaux a été bombardé et il y a beaucoup de dégâts. Les Bordelais, malgré l'ordre de ne plus évacuer, s’échappent en voiture, s'ajoutant aux files interminables qui descendent toujours vers le sud.
24/06/1940
Les Allemands sont à Royan et près de Saintes, ils arrivent. La Réole se défendra, n'étant pas ville ouverte (moins de 5000 habitants), que faire ? Depuis deux jours, nous hésitons.
À 4 heures, nous entendons une femme crier dans la rue : "Les Boches sont à Duras". Nous aménageons la cave, si nous devons y chercher refuge. Je remets près des lits des enfants : chaussures, sacs à dos, manteaux chauds. Nous ne bougerons plus, quoiqu'il arrive. On luttera pour le grand pont sur la Garonne et ce sont peut être des obus français que nous recevrons ! La nuit se passe sans alerte.
25/06/1940
Cessation des hostilités, la guerre est finie. On ne se bat plus depuis cette nuit à 0 heure 35.
26/06/1940
Le gouvernement quitte Bordeaux et l'on recommence à voir le défilé des voitures, mais maintenant dans les deux sens : les Bordelais rentrant chez eux et les réfugiés, dont de nombreux juifs, descendant au sud.
27/06/1940
Nous attendons avec anxiété la ligne exacte de démarcation.
Les journaux sont plein d'adresses de personnes cherchant à se retrouver ; cela dure depuis des jours.
28/06/1940
Quel soulagement : nous sommes à 10 km de la ligne de démarcation en zone libre. ]
Le 28 juin 1940 : vingt huit réfugiés à la propriété.
Le 4 août 1940 : départ des trois cousins pour retourner chez eux en Lorraine (avec arrêt prolongé à Issoudun, car ils rencontrèrent des difficultés pour entrer en zone interdite).
[ 1er /07/1940
Nous sommes nombreux et tous ont bon appétit. La soupe se fait pour deux jours et nous en mangeons midi et soir. Nous avons trouvé assez de légumes dans le potager, haricots verts, salades, oignons, artichauts, ail que nous apprenons à aimer et c'est bien heureux, car les marchés sont bien peu fournis. Les revendeurs, les soldats raflent les maigres rations qui y sont apportées : on ne donne qu'un kilo de pommes de terre par personne, une seule livre de riz par famille, une petite boîte de sardine, etc. … Il faut que j'envoie les enfants, les unes après les autres, pour avoir des provisions un peu raisonnables.
Le pain n'est pas rationné, mais il donne la diarrhée. La viande est abondante, on peut même en avoir quotidiennement depuis huit jours (auparavant, existaient des restrictions - incohérence de l'administration) ! ] ….
0 comments: