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Jean Félon _ Une enfance Réolaise

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 Jean Felon, né en 1909 dans un milieu modeste, descendant d'une lignée de cordiers installés à La Réole depuis le XVIIe siècle.
    Entré par concours au Collège, il finira inspecteur d'Académie et Président du CIJA.
    Dans la première partie de son livre (92 pages sur 356) il raconte son enfance Réolaise dans les années 20. 
    Avec Brigitte Mangeot Bulik, nous avons choisi les parties qui parlent de La Réole


1. LES BALCONS SUR LE FLEUVE


Je suis né à La Réole, petite ville qui était une sous-préfecture de la Gironde.

J'y ai vécu dans ma jeunesse de grandes joies et d'indicibles peines. Ce pays qui est le mien, je voudrais maintenant le revoir avec les yeux émerveillés de l'enfance naïve, puis le regard sensible de l'inquiète adolescence. Gageure extravagante après tant d'années révolues…

Du levant au couchant, un grand axe, le fleuve. Le paysage s'ordonne autour de lui. Sur la rive gauche, la plaine limoneuse, offerte aux inondations, se développe, large et fertile, jusqu'à la barre quasi-rectiligne que trace le canal latéral. Plus loin, au sud, des hauteurs modérées longent la vallée.

Sur l'autre rive, à même la Garonne dont les crues envahissent le quartier bas, se dresse la petite ville d'abord accrochée à des escarpements qu'elle occupe sans lourdeur. Vue de la plaine, elle offre un large développement où s'inscrivent les siècles. On la dit parfois « bâtie en amphithéâtre » sur la rive droite. Ce n'est pas tout à fait exact : la haute façade de la cité est parfaitement rectiligne.

Ses vieilles pierres racontent une longue histoire. Pour qui sait observer et tendre l'oreille, rien de plus profitable que de flâner dans son passé. Et rien de plus agréable que de déambuler d'un bout à l'autre de la ville, de belvédère en belvédère, d'où la vue plonge sur les quais, le fleuve et sa plaine, et l'horizon lointain qui annonce le Bazadais.

Butte du Mirail au nom évocateur, halte des Sept-Péchés-Capitaux offrant au promeneur ses bancs de pierre sagement alignés, terre-plein des Justices, cour du Lycée avec, en contrebas, comme suspendu, le Jardin Public couvrant de son honnête végétation l'un des deux tunnels de la voie ferrée, Esplanade des Tilleuls que prolonge la haute terrasse du Couvent des Bénédictins, masse féodale du Château des Quat'Sos prise d'assaut par des compagnies de plantes grimpantes, refuge de la Croix, côte et plateau de Frimont : les balcons sur le fleuve. Pour le vieil homme penché sur son passé, décor immuable des plaisirs et des peines.

Et que dire de tout le reste, des rues vivantes ou assoupies ? Des édifices de haut lignage ? Des façades, les unes prospères, vaniteuses ou simplement charmantes, les autres suintant la médiocrité et la gêne ?

Que dire enfin des chemins et des sentiers d'une campagne à ce point familière qu'elle se faufilait dans la cité, sans façon, et de si naturelle et souriante manière que la ville et les champs vivaient de compagnie ? Ils formaient un seul univers, mesuré et paisible.
Il est un autre belvédère, pour moi le plus important parce qu'il rassemble et sublime tous les autres. Indiscernable dans le halo de lumières à jamais voilées, il échappe à toute tentative de le dessiner d'un trait sûr, à toute résurrection. Je le vois pourtant, inaccessible mais vivant, tour à tour noyé dans la brume ou flambant au soleil d'été. Des ombres le hantent, que je ne puis identifier. Devant mes yeux avides et impuissants, elles évoquent les êtres chers autour desquels folâtrait un enfant blond.
Puis, un peu plus tard, devant lesquels virevoltait un long adolescent dont la langue et les jambes semblaient infatigables.


Dans l'enchevêtrement de nos terroirs, où situer la bonne ville de La Réole ? Appartient-elle à cette contrée qu'on appelle, non sans quelque enflure, l' Entre-Deux-Mers ? Oui et non.

Si l'on prend cette expression au pied de la lettre, le pays de coteaux ainsi nommé est compris entre le cours inférieur des deux fleuves Garonne et Dordogne où l'on observe les - variations des marées océaniques, de plus en plus faible quand on s'éloigne de l'estuaire de la Gironde. Or je me rappelle avoir vu, au cours de mes longues escapades, une borne plantée à six kilomètres en aval de La Réole, au confluent de la Garonne et du Dropt, du côté de Casseuil. Cette borne marquait - c'était gravé dans la pierre - la limite de l'Inscription Maritime. S'il est exact que cette limite administrative indique le point au-delà duquel la marée n'est plus perceptible, la commune de La Réole, sensiblement en amont, n'est pas dans l'Entre-Deux-Mers. 

Selon un spécialiste (M. Dufaure - La Gironde occitane), ce serait par une extension abusive que les marches de l'Agenais et du Bazadais auraient été incluses dans cette Mésopotamie triangulaire dont l'un des sommets est le Bec d'Ambès. En vérité, peu importe. Pour moi, le Réolais forme une « zone de contact » entre Bordelais et Agenais. Si je me trompe, que les spécialistes m'accablent.

L'affaire se décante un peu mieux quand on passe de la géographie à la linguistique. Certes, il est difficile de délimiter l'aire des dialectes dans le vaste domaine de la langue d'oc. Cela dit, le patois réolais présente toutes les caractéristiques du gascon. Outre cela, les Réolais ne roulent pas les “r” plus vigoureusement que les vignerons des Graves ou le bon peuple de Bordeaux. Dans ce canton de la phonétique, ils font pâle figure face aux indigènes du Quercy ou de l'Armagnac. Bref, un humoriste dirait qu'il est hasardeux de tracer sur le terrain la fameuse “barrière invisible”... Moi, je donne ma langue au chat (je l'ai pourtant bien pendue...), et, dans ma grande bonté, je plains sincèrement les chercheurs et les curieux, l'honorable cohorte des érudits locaux.


L'influence bénéfique du climat océanique auquel la forêt des Landes girondines n'oppose aucun obstacle, des pentes bien ensoleillées au sol somptueusement fertile, tout explique la richesse des cultures. Dans la vallée dominent tabac et maïs, sur les hauteurs une vigne de bonne souche dans les terroirs marginaux du bel et bon Entre-Deux-Mers. Partout d'opulents vergers.

Faut-il en conclure que les paysages de la Moyenne-Garonne sont “ la Toscane de la France” ?...

Quoi qu'il en soit, c'est une campagne pleine de charme, qui pousse la coquetterie jusqu'à s'inscrire autour de coordonnées géographiques dignes d'être notées. Située, en effet, à mi-chemin entre les 44ème et 45ème parallèles, c'est-à-dire à égale distance du Pôle Nord et de l'équateur, notre contrée accueille en outre, sans arrière-pensée, un puissant seigneur étranger, qui représente ici l'ancien maître du pays : le méridien de Greenwich traverse la commune à l'est de la ville, au lieu-dit “Le Flaütat”. 

Intersection hautement symbolique : il est difficile d'être mieux installé sur la trame de l'hémisphère nord.

Mesurée elle aussi, et fort discrète, l'altitude de La Réole : 36 mètres au perron de la mairie, et 132 au point culminant, le plus haut de mes belvédères, le fier Mirail ; sorte de motte bien dessinée, posée sur le socle du plateau, elle porte un moulin de fantaisie dont on chercherait en vain les ailes. Là-haut, point de grain à moudre, point de mécanique éolienne, mais un panorama d'une ampleur qui surprend.

Quand, à la fin du jour, les blanches fumées de la ville se fondent dans la brume qui monte du fleuve, et que les horizons deviennent incertains, le promeneur ravi embrasse un paysage qu'il ne pourra plus oublier.


Paysage béni des Dieux depuis les temps les plus reculés, dans cette vallée dont un historien éminent a décrit l'antique et heureuse complexion :

“C'était, pour les lettrés et les professeurs de Rome, un aimable asile que la vallée de la Garonne, si riche, si bien soignée, si variée d'aspects, si élégante de tons, où la vie était ample et facile. De Bordeaux jusqu'à Toulouse, ce n'étaient que beaux et coquets domaines (...). Que l'on observe, de nos jours, chacun de ces villages que l'on rencontre en remontant le fleuve, groupés autour de leur clocher dans un repli de terrain ou sur une colline (...). Nous devinons à les voir ce qu'était une villa gallo-romaine et comment on pouvait y goûter la paix et célébrer le bonheur.”

Camille Jullian, Gallia, 1892.

Lignes écrites il y a près d'un siècle... Depuis, le temps a fait son œuvre. Le temps et les hommes.

Le progrès, comme on dit, a partout posé sa griffe. Sur les routes où, quand j'étais enfant, il faisait bon musarder dans l'ivresse légère de l'air pur et des senteurs agrestes, surgissent à pleine vitesse de monstrueux poids-lourds. Au silence béni que troublaient seulement quelques bruits familiers, l'aboiement d'un chien, le cri d'un bouvier, succède désormais le tintamarre de la civilisation motorisée. Mais tout n'est pas perdu. Rien n'est jamais perdu. Si, par miracle, on découvre, à la belle saison, quelque nid de verdure où se réfugier, quelle félicité dans le calme retrouvé de la nature intacte !


Zone de contact sur le plan géographique, ville-frontière selon la chronique, telle est ma petite cité. Il me reste à évoquer sobrement sa naissance, dont on a fêté naguère le millénaire, son histoire souvent agitée, enfin l'ancienneté, la pérennité et la vigueur de ses institutions municipales. Ainsi aurai-je peut-être expliqué les liens charnels et sentimentaux qui m'attachent à ce site privilégié, où les hommes, leurs œuvres et leurs annales dominent, depuis le fond des âges, une large et opulente vallée : les balcons sur le fleuve. Mon pays.

"URBS REGULA DUCATUS AQUITANIAE"

Dans notre vieux pays pétri d'histoire, nul arpent qui n'ait sa chronique. Site plein d'attrait, La Réole et son terroir furent le théâtre d'une longue et tumultueuse suite d'événements. 

Premier témoignage, emprunté à une étude récente :

“Les historiens modernes sont tous d'accord pour affirmer que la ville de La Réole occupait une place si importante qu'on la considérait comme la deuxième ville de la région, tant au point de vue militaire qu'économique.” 

Marc Malherbe, Les Institutions municipales de la Ville de La Réole 

des origines à la Révolution française.


La Cité a grandi à l'ombre de la Règle bénédictine, qui lui a donné son nom. Le destin y a fixé moult batailles et autres péripéties, dont je ne sais plus combien de sièges; Froissart en a raconté deux. Ajoutez à cela, à défaut de vrais grands hommes, quelques caractères de bonne trempe. Bref, une belle gerbe d'annales dont je ne retiendrai ici que quelques fragments, afin d'évoquer très sobrement un passé plus que millénaire. Par l'occupation judicieuse de ses courbes et de ses niveaux, de sa vallée, de ses escarpements et de ses pénéplaines, le site dans lequel s'inscrivent la ville et ses abords témoigne d'une longue alliance de l'homme et du sol, où chacun des partenaires trouva visiblement son compte.

La Réole a toujours proclamé la pérennité de sa “ règle de droit” et l'efficacité de sa “coutume”, quelles que fussent par ailleurs les péripéties politiques ou militaires. C'est bien là le trait caractéristique de la cité : une grande instabilité “ dans le siècle” et, par contraste, l'étonnante continuité des institutions communales.

  Les débuts de l'Histoire de La Réole se perdent dans la nuit des temps ou relèvent de la légende... On parle d'un établissement gallo-romain. Une seule certitude : la voie romaine proche de la rive gauche du fleuve. Elle devait sa très grande importance au transport des vins expédiés par la Narbonnaise.

On parle aussi d'une première abbaye bénédictine fondée en 677, d'un monastère créé par Charlemagne en 778, détruit par les Normands en 848 et reconstruit en 977. Cette fois, nous y sommes 977 est désormais la date retenue, mais avec le correctif que lui apporte l'éminent médiéviste Charles Higounet, qui fut longtemps professeur à l'Université de Bordeaux :

“Il y a de fortes présomptions que le monastère a été créé seulement au temps de sa prétendue restauration au Xe siècle.

Histoire d'Aquitaine, 1971.

C'est donc de là qu'il faut partir.

Nous sommes au Xe siècle, qui est la grande époque des ordres religieux. Le couvent fondé à La Réole dépend de l'abbaye bénédictine de Fleury, à Saint-Benoît-sur-Loire. La construction en est due à Gombaud, évêque de Gascogne, et à son frère le duc Guillaume de Sanche. Ce sera l'un des tout premiers établissements bénédictins du Sud-Ouest.

Mais place à la Charte de 977, qui est notre acte de naissance historique :

“La Charte de 977, par laquelle le Duc de Gascogne dotait la ville de privilèges, est la plus vieille du Sud-Ouest, ce qui confère à la cité de La Réole un titre remarquable d'ancienneté”

Pierre Coudroy de Lille, La Réole, 1977.


    L'événement a été jugé si important qu'un Colloque fort savant s'est tenu à La Réole les 11 et 12 novembre 1978 sous la présidence du Professeur Higounet.     Les Actes du Colloque ont été publiés en 1980 par les soins de la Société des Bibliophiles de Guyenne (dont je fais partie), sous la forme d'un numéro spécial de sa Revue trimestrielle. On y trouve, outre des illustrations, les communications faites par de nombreux spécialistes sur la place du Prieuré de La Réole parmi les filiales de Fleury, son histoire architecturale, la formation du temporel (seigneurie foncière), le culte de Saint-Abbon, fondateur du monastère, la vie spirituelle, etc... C'est dire la richesse de ces travaux.

Le Prieuré devint rapidement “le catalyseur qui attira autour de lui les premiers habitants de la future ville” (Marc Malherbe). D'où les rapides progrès de la “petite ville tassée contre son noyau monastique, mais appelée à grandir grâce au trafic sur la Garonne.” (Higounet)

Mais comment diable est-on passé de Regula à La Réole

L'acte de baptême, précis, irréfutable, inscrit dans les premières lignes de la Charte de 977, nous en instruit sans équivoque :

Notus vero erat omnibus ibidem ex antiquo monastice institutionis Regulam floruisse et idcirco cum antiquitus idem locus dictus fuerit Squirs modernis temporibus Regula.”

Aucun doute n'est permis : le site qui portait jadis le nom de Squirs a pris celui de Régula à partir du moment où son monastère a fait fleurir sur la contrée la Règle bénédictine. C'est par un processus philologique et phonétique bien connu qu'on est passé du latin Regula au vieux français La Reula, puis au français moderne La Réole. 

C'est ainsi qu'au cours des siècles s'est forgé notre nom sans que nous nous préoccupions outre mesure de la pieuse et austère origine de notre cité.

Un peu plus tard, la vie quotidienne fut troublée par un drame. Moines et population réolaise supportaient mal la pesante tutelle de la maison mère, l'Abbaye de Fleury : les Gascons n'aimaient pas les Francs. 

D'où des désordres. En 1004, Saint-Abbon, abbé de Fleury, “descendit” réformer son monastère réolais. 

Mal lui en prit une bande furieuse de moines et d'habitants le trucidèrent sans autre forme de procès. Furieux, le Duc de Gascogne fit pendre ou brûler vifs les trublions : on savait s'amuser au bon vieux temps. Finalement, force resta à la loi civile ; le monastère fut administré par des prieurs titulaires à vie, qui reçurent des terres et des églises.

Après quoi on attendit patiemment que le Duché de Guyenne se trouvât au cœur de la lutte entre la Couronne d'Angleterre et la Maison de France. Je passe sur les luttes confuses au milieu desquelles surgit l'incontournable Aliénor d'Aquitaine, qui offrit sa province au Roi anglais sur un plateau nuptial.

Après force batailles, moult traités et le court répit qui commença en 1303, ce fut la Guerre de Cent Ans, de 1337 à 1453. Au cours de ces siècles tourmentés, La Réole vit les pierres de son prieuré servir à la construction d'un mur d'enceinte par ordre des Anglais, cependant qu'est édifié le Château des Quat'Sos (Château des quatre sœurs, qui sont les quatre tours de l'ouvrage). La ville subit des sièges, le château est pris et perdu plusieurs fois par les belligérants. Le Prince de Galles, dit le “Prince Noir”, rude gaillard, prend parfois ses quartiers dans notre bonne ville, après avoir ravagé les contrées d'où le Roi de France tirait plus de la moitié de ses revenus. Froissart raconte une bonne partie de ces aventures guerrières.

En 1442, La Réole est prise par les Français, qui ne la lâcheront plus. 1453 après leur défaite de Castillon (-la-Bataille), les Anglais sont définitivement chassés de la Guyenne. La Guerre de Cent Ans est finie. Ouf !


En dépit de ces vicissitudes, la ville s'agrandit, se montre active, signe des traités de commerce avec les villes de l'Agenais et du Toulousain :

“Ce sont les villes de la Garonne qui, en définitive, ont le plus profité de l'élan économique, symbolisé par le trafic fluvial (...) La Réole déborde de ses murailles vers la terre ; les revenus des péages à la descente des vins sont les indices d'une incontestable prospérité.” 

Higounet, Histoire de l'Aquitaine.

Des produits “naturels ou manufacturés” étaient exportés jusqu'en Angleterre les noms de négociants réolais figurent avec de riches chargements sur les registres de la Douane de Londres.

C'est dans ces temps-là que fut entreprise la construction de l'église Saint-Pierre, dont les dimensions imposantes ne laissent pas de surprendre, eu égard à sa destination d'église de monastère. Outre cela, les riches bourgeois font édifier de fort belles maisons.

Il n'est pas sans intérêt que La Réole se trouve sur la “voie bourguignonne” qui, partant de Vézelay, conduit à Saint- Jacques-de-Compostelle par Bazas, Roquefort, Mont-de-Marsan et Saint-Sever.

Mais voici un autre événement (le mot n'est pas trop fort) : c'est l'installation à La Réole de l'une des toutes premières imprimeries d'Aquitaine. Voyons cette chronologie : Angoulême 1488, Périgueux 1498, La Réole 1503, Bordeaux 1517.

“Il est assez surprenant de rencontrer dès 1503 un ouvrage imprimé à La Réole par Pierre Besson, libraire à Périgueux.”

L. Desgraves et P. Roudié, Histoire de l'Aquitaine, 

publiée sous la direction de Ch. Higounet.

A ce tout premier livre vinrent s'ajouter, à partir de 1517, les éditions de l'imprimeur réolais Jean Le More (ou Jean Maure). La Réole traverse sans trop de mal la période agitée des Guerres de Religion.

Vient la Fronde ! Nouveaux désordres ! Le généralissime des armées royales, Candale, fait main basse sur la ville en janvier 1653 ce sera le dernier siège. Les remparts sont abattus par l'artillerie royale. Puissance du pouvoir central…

La ville allait s'assoupir quand, entre 1678 et 1690, elle trouva un nouveau lustre dans l'installation du Parlement de Guyenne. Ce dernier avait épousé la cause de la Fronde. Des troubles ayant éclaté à Bordeaux, les magistrats se réfugièrent à La Réole, dans le délicieux logis Renaissance appelé à tort Maison du Prince Noir.
D'où une conséquence de premier ordre l'imprimerie prend un nouvel élan. Les imprimeurs bordelais suivent les magistrats afin de publier leurs jugements. Il leur arrive même d'y faire souche, comme en témoignent les registres paroissiaux.

Ainsi s'achève pour La Réole ce qu'il est convenu d'appeler le Grand Siècle.

Pendant le siècle des Lumières, la “place de La Réole” perd son importance militaire, mais l'activité économique connaît un regain salutaire. Le commerce avec « les Isles », qui fait alors la fortune et la gloire de Bordeaux, prolonge ses bienfaits vers l'amont, à tel point qu'on installe à La Réole une subdélégation de l'Intendant de Guyenne. 

Autre signe évident : un service de bateaux-poste assure le transport des voyageurs et des marchandises entre Bordeaux et La Réole, à partir de 1743.

La ville s'embellit. Des hôtels particuliers de fière allure sont construits dans la partie haute, le quartier Saint-Michel. Notables et négociants, tous riches propriétaires terriens, veulent avoir pignon sur rue. Architectes et artisans comblent leurs vœux. 

L'art de la ferronnerie y brille d'un vif éclat grâce au maître Blaise Charlut, Dijonnais arrivé à La Réole vers 1740 pour s'y marier et y accéder à la maîtrise en 1748. C'est un véritable artiste, dont les créations pullulent à La Réole et à Bordeaux.

Le maître-ouvrage de cette époque sera évidemment le nouvel et imposant Monastère des Bénédictins, dont la construction, commencée en 1704, ne s'achèvera que sous le règne du Bien-Aimé 70 ans de travaux.

La Réole participa à la Révolution de fort honorable façon : doléances, ambitions, grands principes, des fêtes et du sang.

Le premier effet sensible des bouleversements révolutionnaires fut la suppression de la communauté bénédictine. Le Monastère sera siège de l'administration municipale, tribunal, plus tard sous-préfecture.

On imagina un département intermédiaire entre la Gironde et le Lot-et-Garonne : le département “Dropt-et-Garonne” dont le chef-lieu aurait été... La Réole! Le projet fut abandonné et notre ville devint la modeste capitale d'un district formé de neuf cantons. Faute de grives, on mange des merles.

Pour le reste, fêtes brillantes et discours enflammés célébrèrent les grandes heures de la Révolution. Mais on ne se priva pas d'expédier à Bordeaux quelques bourgeois récalcitrants afin qu'ils fussent guillotinés Place Gambetta, où était dressé l'échafaud. On disait notre petite cité “infestée de sans-culottes”.


Du Premier Empire ne reste qu'une anecdote empruntée à l'estimable Histoire de La Réole de Gauban de Saint-Amand (début du XXe siècle).

Fin juillet 1808, Napoléon, en route vers l'Espagne, traversa la Guyenne. L'Impératrice Joséphine l'accompagnait. Venant d'Agen, où il avait été brillamment reçu, il passa par Marmande dans la soirée du 30 juillet. On l'attendait à La Réole. 

MM. Les Officiers Municipaux avaient fait élever un magnifique Arc de Triomphe à l'entrée de la ville; sur le sommet de cet ouvrage, des « pots à feu » devaient resplendir dans la nuit estivale au moment où l'Empereur apparaîtrait sur la route de Marmande. A neuf heures du soir, les six cents Réolais formant la Garde Nationale défilèrent et formèrent la haie. Leur musique se fit entendre. A minuit fut donné l'ordre d'allumer lampions et pots à feu. Et ce fut le drame : on se querella sur la “ technique “ de l'opération :

    “Du choc de tant d'opinions différentes naquit le désordre et le feu, qui consuma cet édifice, de manière que, à l'arrivée de l'Empereur, il n'en restait aucun vestige.”

Pauvres Officiers Municipaux ! Finalement, ce ne fut qu'à 4 h 1/2 du matin, donc le 31 juillet, que Sa Majesté fit son entrée à La Réole. Le Maire s'avança pour prononcer son compliment :

    “L'Empereur était dans sa voiture, ayant à ses côtés l'Impératrice Joséphine. A peine M. de Montaugé, Maire, eut-il le temps de lui adresser son compliment que les postillons firent partir la voiture comme un trait…” Octave Gauban, Histoire de La Réole.

Des remerciements de Sa Majesté, pas une miette... Des questions sur l'état de la commune et les vœux de ses représentants ? Pas une goutte... De grandes affaires nous attendent. Fouette, cocher 

Six ans plus tard, en mars 1814 deux mille soldats de l'infanterie anglaise commandée par Wellington s'emparaient de la ville. Ils l'occupèrent jusqu'au 24 juin. Sic transit. 

    Pour la suite, la chronique ne retiendra que la lamentable aventure des Frères Faucher, les  “Jumeaux de La Réole ”. Partis en 1783 avec les « Enfants de La Réole » guerroyer en Vendée, ils y firent à ce point merveille que tous deux furent promus généraux de brigade : bel avancement ! Par la suite, l'un devint sous-préfet de La Réole, l'autre Conseiller Général de la Gironde.
Pendant tout le premier Empire, ils vivent dans leurs domaines, mais on les accuse d'avoir utilisé titres et fonctions dans des spéculations financières aussi sombres que malhonnêtes. Lors des Cent Jours, ils se rallient à l'Empereur dès le début de l'aventure, et c'est ce qui va les perdre. L'Usurpateur abattu, les Frères Faucher furent arrêtés et traités de façon abominable : enfermés dans le quartier des condamnés à mort, privés d'avocats, ils se défendirent admirablement devant le Conseil de Guerre.
Peine perdue : les deux héros de la Guerre de Vendée étaient condamnés d'avance. Des Réolais qui leur devaient un certain nombre de bienfaits vinrent témoigner contre eux... Ils furent fusillés le 27 septembre 1815 sur la Prairie de Plaisance à Bordeaux. Une rue des Frères-Faucher marque cet emplacement.


A partir de la Restauration, les événements majeurs de notre histoire locale sont d'ordre économique :

- Mars 1835 mise en service du pont suspendu au-dessus de la Garonne.

Sous le Second Empire, mise en service de la voie ferrée Bordeaux-Toulouse (deux tunnels creusés sous la ville) et du canal latéral qui, de Castets-en-Dorthe, rejoint à Toulouse le Canal du Midi de Riquet.

Construction de digues pour protéger la plaine des redoutables inondations du fleuve. En 1875, très grosse crue de la Garonne, après que le vignoble ait été dévasté par le terrible phylloxéra. En 1906, construction d'un important Entrepôt des Tabacs (aujourd'hui désaffecté).

Arrivé à La Réole en bateau à vapeur trois mois avant de devenir Napoléon III, le Prince-Président Louis-Napoléon n'y reste qu'une heure... 

En 1906, le Président Emile Loubet nous dit bonjour en passant.

Il n'est pas possible de mettre le point final à cette Petite Histoire de La Réole sans parler de ses Institutions Municipales. Ici, il faut citer :

Depuis les origines jusqu'à la période révolutionnaire, seuls les titulaires du pouvoir changent (...) Ce sont les étapes successives d'un même droit, soit :

- les institutions de la période ecclésiastique, où la vie urbaine était réglée par le Prieur bénédictin; 

- l'administration anglaise jusqu'à la moitié du XVe siècle ;

- la période de la royauté française d'ancien régime jusqu'à la Révolution.

Le dénominateur commun de ces trois périodes fut la règle de droit, c'est-à-dire la coutume, restée pratiquement immuable, sauf quelques retouches, de 977 à la secousse révolutionnaire.”

Marc Malherbe, Les Institutions municipales de La Réole 

des origines à la Révolution.


La Charte de concession dictée en 977 par le Duc de Gascogne Guillaume Sanche et son frère l'évêque Gombaud fut constamment enrichie d'additions allant toutes dans le sens de l'indépendance.

Plus tard, cette évolution conduisit à l'institution d'une “Commune” proprement dite, c'est-à-dire à la constitution d'une jurade de plus en plus puissante. (Charles Higounet)

De cette longue histoire municipale reste un magnifique témoin, l'ancien Hôtel-de-Ville, l'un des rares édifices de style roman qui aient survécu en Aquitaine, enrichi d'un admirable balcon de style flamboyant. Symbole de l'indépendance communale, notre “Vieille Halle” témoigne du courage civique de nos aïeux. C'est, dit-on, la plus vieille Mairie en France.

Quel que soit son destin, ma ville natale évoque à coup sûr un passé où se mêlèrent le fracas des armes, l'intensité de la vie communale, la prospérité du négoce, la qualité de l'artisanat, l'opulence des champs et les joies de la paix. Que ce lyrisme me soit pardonné ! Regula me genuit...



2. GLOIRE IMMORTELLE DES MES AÏEUX



Celui qui voudrait dénicher dans les branches majeures de mon arbre généalogique, à supposer qu'il soit possible de le dresser, des ministres, des archevêques, des généraux et des ambassadeurs, de fiers représentants de la noblesse d'épée, des notables gourmés de la noblesse de robe ou, simplement, de riches bourgeois obtus ou éclairés, bref de brillants ancêtres dont le souvenir serait resté vivace, celui-là serait déçu. Très déçu, car il n'y trouverait que des roturiers, de très petites gens, paysans ou artisans de village, attachés à la glèbe ou englués dans leur condition subalterne, réputés vaillants et honnêtes, les uns d'esprit très vif, les autres médiocres et bornés, tous besogneux, tirant au long des siècles le diable par la queue.

De toute façon, les recherches sont un art difficile. Quand on est de la roture, les heures qu'elles dévorent se révèlent hors de proportion avec les résultats obtenus, sinon légers, du moins peu convaincants.
C'est pourquoi, voulant éviter de me perdre dans les linéaments compliqués d'une ascendance obscure, j'ai décidé, par jeu, de me lancer simplement dans la reconstitution de la lignée verticale de mes ascendants mâles. L'entreprise n'était pas téméraire. Et ce pour trois raisons :

-  Les archives municipales de La Réole conservent, outre les documents d'état civil nés avec la Révolution, une collection complète de Registres paroissiaux dont le plus ancien remonte à 1648.

-  Par chance, il y a toujours eu, à chaque génération de ma lignée paternelle, au moins un garçon survivant.

-  Enfin, circonstance au plus haut point favorable, tous ceux de mes ancêtres masculins en ligne directe dont j'ai pu dresser le relevé sans solution de continuité sont nés à la Réole. En outre, tous exerçaient la profession de cordier. En remontant la chaîne jusqu'à l'extrême limite qu'on puisse atteindre (fin du XVII° siècle), le fait est incontestable.

Je garde les photocopies des documents consultés. Modeste armorial roturier....

Je parlerai plus loin de mes grands-parents paternels et maternels. J'en viens tout de suite à mon arrière-grand-père paternel, Jean Felon, cordier, né à La Réole le 2 décembre 1822. Il s'y est marié le 22 août 1846 avec Marie Ithier, née le 3 avril 1830 à Marmande. De ce mariage, l'un des quatre témoins fut Jean-Baptiste Archu, instituteur communal à La Réole; il avait alors trente-quatre ans et devait finir sa carrière comme archiviste municipal et, tout ensemble, inspecteur primaire ! Arrière-petit-fils de Jean Felon, cordier, et de Marie Ithier, sans profession, je serai, dans les années 1960, l'inspecteur primaire de La Réole. Touchante coïncidence...


Mes arrière-grands-parents Felon eurent quatre enfants : mes deux grand-tantes Mathilde et Jeanne, mon grand-oncle Henri, ébéniste, une exception et mon grand-père Ferdinand, le cadet, cordier.

J'ai beaucoup entendu parler de mon arrière-grand-père. Sur ses vieux jours, on l'appelait "Pépé Chéri". Chéri étant d'ailleurs son prénom usuel. Son épouse était affectueusement appelée "Mémé Ithiérote". Elle était, m'a-t-on dit, charmante. On disait même qu'elle avait été, dans sa jeunesse “la plus jolie fille de Marmande".  Pourquoi ne pas le répéter ? Il arrive, si l'on en croit Platon, que la beauté des corps annonce la beauté des âmes. Justement, notre «Mémé Ithiérote» était aussi aimable que belle...

Lorsque le cher brave homme, que tout le monde adorait tant il était d'un heureux naturel, eut perdu sa femme et se fut décidé à cesser de fabriquer des cordages, il vécut "par roulement " chez chacun de ses quatre enfants. Partout il était choyé. Octogénaire, il était resté jeune d'esprit : c'est là. à mon sens, un trait du caractère familial.

Le brave homme mourut victime du progrès. Alors qu'il allait de La Réole à Bordeaux, par le train, pour un séjour de quelques semaines chez sa fille Mathilde, qui tenait une épicerie au 28 de la rue de la Devise, dans le vieux quartier Saint-Pierre, il ne put assouvir un besoin des plus naturels ; en ce temps-là, les wagons de 3ème classe n'avaient ni couloirs, ni toilettes; les voyageurs étaient prisonniers dans leur compartiment. Pépé Chéri dut "se retenir", infligeant à sa vessie une épreuve qui fut fatale.
Quand il arriva à la gare Saint-Jean, à Bordeaux, il était trop tard, la faculté était impuissante. Il mourut rapidement, chez sa fille, d'une crise d'urémie, le 12 octobre 1907, à quelques mètres de la maison du Dr. Rivière, père de l'écrivain Jacques Rivière, ami de François Mauriac. L'enterrement eut lieu le 14 octobre, en l'église Saint-Pierre. Bref, pleuré de tous les siens, Pépé Chéri disparut sans avoir infligé à ses enfants la charge d'un grabataire qui n'en finit pas de mourir.


Mon trisaïeul, Jean Felon, cordier, est né à La Réole le 26 Frimaire An IX de la République (18 décembre 1800):

"Acte de naissance n° 24 - Du Vingt sept Frimaire, l'An neuf de la République Fr. Acte de naissance de Jean Felon, né le 26 dudit mois de frimaire à quatre heures du soir, fils de Jean Felon, profession de cordier, demeurant à La Réole département de la Gironde, et de Françoise Thoumazeau, mariés. Premier témoin Jean Faure, âgé de cinquante six ans, profession de cordonnier, demeurant à La Réole second témoin Daniel Jamet, âgé de vingt trois ans, profession de boucher, demeurant aussi à La Réole. Sur la réquisition à moi faite par Jean Felon, le père de l'enfant, j'ai rédigé le présent Acte et ouï le déclarant et les témoins. Signé : Jean Felon père, Jean Faure, Daniel Jamet. Constaté par moi, Jean-Jacques Soizeau Saint-Martin, maire de la Ville de La Réole, faisant ici fonction d'Officier public de l'État-Civil soussigné.

Soizeau Saint-Martin, maire


J'ai tenu à reproduire ici cet acte de naissance, le seul de mes archives qui relève du Calendrier Révolutionnaire.

Le Jean Felon de l'An IX de la République épousa Jeanne Conil, qui ne savait pas signer (en patois, un «conil », c'est un lapin ; on trouve plusieurs Conil et Counil dans la région). De ce trisaïeul, père de « Pépé Chéri», je ne sais pratiquement rien, si ce n'est que, fils de la Révolution, il était  "voltairien" et athée (autre trait caractéristique de notre famille). Il aimait, paraît-il, à proclamer: "Mon Dieu, s'il en est un, sauvez mon âme, si j'en ai une !». Ce qui, sur le plan de la spéculation philosophico-théologique, n'allait pas très loin....

Son père, mon ancêtre à la cinquième génération, était Lembert Felon, cordier, né à La Réole le 10 juin 1778, baptisé le 11 juin. Il tenait son prénom de son parrain Lembert Chavitte, tailleur. Dans l'acte de baptême du Registre paroissial, le patronyme est écrit “Fellon”, mais il est rectifié sur la table alphabétique de 1778, où il porte le n° 96. Taillé en Hercule, on disait de lui qu'avec son pouce il couvrait une pièce de cent sous, c'est-à-dire un écu de cinq francs en argent, pièce d'une belle dimension. Évidemment...


Une anecdote, dont il fut le héros, est restée dans nos mémoires.

En ce temps-là, un bateau à vapeur, "La Garonne"  faisait le service Bordeaux-Langon, voyageurs et marchandises. Sa chaudière consommait une trentaine de bûches de pin par heure de chauffe. Venons au fait. Lembert Felon empruntait "La Garonne" pour aller livrer ses cordages à des négociants bordelais. De La Réole à Langon, et vice-versa, il faisait la route... à pied, soit une quarantaine de kilomètres aller et retour. Un jour qu'il rentrait à La Réole, portant dans un sac, outre l'argent qu'il avait tiré de ses cordes, quelques objets achetés à la ville, et qu'il longeait le fleuve - c'était son itinéraire habituel - il fut attaqué par un malandrin, sans doute au fait de ce petit voyage et décidé à voler au cordier le produit de sa vente. Peine perdue : mon aïeul eut vite fait, bien que la nuit fût tombée, de reconnaître son agresseur, petit chenapan local. "A quos tu, milladious?" (C'est toi, mille dieux ?). Il commença par lui infliger une première raclée, puis l'obligea à marcher devant lui en portant le sac, tandis qu'il le tenait en respect avec son gourdin. Arrivés à La Réole en cet amusant équipage, mon aïeul reprit son sac et pour faire bonne mesure, flanqua au coquin une seconde et magistrale raclée. Ayant ainsi réglé ses comptes, le brave homme ne souffla mot de cette aventure à la maréchaussée. Il considérait que ce jeune malandrin était un petit voleur sans envergure, donc sans avenir. Il ne fut plus jamais attaqué sur les bords de la Garonne entre Langon et La Réole.

Mon aïeul à la sixième génération, Hugues Felon, cordier, fut baptisé à La Réole le 12 mai 1747. D'après l'acte de baptême, il était né dans la nuit du 11 au 12 mai, de Pierre Felon, cordier, et de Marie Dumas, son épouse. À noter que l'on baptisait alors les enfants immédiatement après leur naissance, tant était grande et foudroyante la mortalité des nouveau-nés. Les parents habitaient "sur le port de la ville". Le parrain était Hugues Dumas, batelier, oncle de l'enfant, la marraine Jeanne Ducos, épouse de Jean Ducos, batelier. Ils ne savaient pas signer. Seule figure sur l'acte la signature du curé Lacourt.

Mon aïeul à la septième génération, Pierre Felon, cordier, est né à La Réole. Je n'ai pas retrouvé son acte de baptême. Il a dû voir le jour entre 1715 et 1724. Par contre, je dispose de son acte de mariage avec Marie Dumas, en date du 4 février 1744 :


N° 30 - Acte de mariage de Pierre Felon et de Marie Dumas : 

" L'an 1744, le 4 février, après avoir publié (...) la cérémonie des fiançailles faites en cette église le 3 dudit mois entre Pierre Felon, cordier, fils légitime de feu Gabriel Felon et d'Elisabeth Béberon d'une part, et Marie Dumas, fille mineure légitime de Philippe Dumas, batelier, et d'Anne Bellon mes paroissiens, d'autre part, et après avoir publié au prône des messes paroissiales les bans de leur mariage les dimanches 19 et 26 du mois de janvier dernier et 2 du présent mois de février, sans avoir découvert aucun empêchement, je soussigné, curé, du consentement des père et mère de l'épouse et de leurs autres parents, leur ay donné la bénédiction nuptiale avec les cérémonies prescrites par la Sainte Église, en présence de Philippe Dumas père de l'épouse, d'Hugues Dumas, batelier, de François Felon, marchand cordier, parents et témoins, dont le dernier a signé, non les autres pour ne sçavoir."

Signé : François Felon, Lacourt, curé.

Mon aïeul à la huitième génération est donc ce Gabriel Felon dont le fils Pierre, cordier, se marie le 4 février 1744 avec Marie Dumas. De Gabriel, j'ignore tout : date et lieu de naissance, profession, mais je me persuade qu'il est né dans le Réolais et qu'il était cordier. De toute façon, sa naissance se situe entre 1680 et 1700, sous Louis XIV...

J'en suis donc réduit à une hypothèse touchant le plus ancien de mes aïeux mentionnés dans un acte officiel, celui du mariage de son fils. Mon exploration généalogique a atteint la limite de ses certitudes dès le premier quart du XVIIIe siècle. En amont de 1727, les Registres paroissiaux de La Réole ne mentionnent plus mon patronyme. Voici d'ailleurs la pièce la plus ancienne concernant ma famille :


N° 119 -  Baptême de Jean Felon :

" L'an 1727, le 27 juin, je sous-signé curé de La Réolle ay baptisé un fils de Pierre Felon, cordier, et de Marie Cazaux mariez ensemble. Cet enfant est né hyer à trois heures après-midi. Le parrain a été Jean Felon, cordier, et la marraine Anne Bertrand qui n'ont signé pour ne sçavoir."

Signé : Lacourt, curé 

Mes ancêtres seraient-ils venus de contrées plus lointaines dans la seconde moitié du XVII° siècle ? Mon père racontait, d'après une tradition orale évidemment fragile, que nos ascendants auraient été scieurs de long en Limousin. Attirés par un climat plus doux et par l'animation régnant le long des fleuves, ils auraient abandonné les hautes terres froides pour la vallée prospère, où ils devinrent cordiers dans la bonne ville de La Réole.

Quoi qu'il en soit, je suis très satisfait d'avoir pu remonter jusqu'à la huitième génération dans l'ascendance directe du côté paternel. Et je remercie notamment le curé de La Réole, l'abbé Lacourt, prêtre de ma ville natale pendant la première moitié du XVIII° siècle. Il m'a été agréable de constater, grâce aux documents d'État Civil et aux registres paroissiaux, que les liens de parenté et la longue fidélité à un même métier dans une même cité font de mon ascendance paternelle une petite dynastie roturière dont l'existence est pratiquement attestée depuis la seconde moitié du règne de Louis XIV.

Apparaissent aussi, dans les actes, de nombreux bateliers. Il convient de souligner ces alliances fréquentes entre familles de cordiers et familles de bateliers.

C'était le petit peuple vivant sur le port grâce à l'activité qui régnait sur le fleuve et ses rives, artère palpitante reliant Toulouse à Bordeaux

"On comptait alors un port tous les deux kilomètres. Un peuple de mariniers, de haleurs, de fabricants de cordages, de constructeurs d'embarcations et de négociants emplissait les villages riverains. Au printemps, la pêche à l'esturgeon et au saumon était intense. Comme, en raison des crues, il était impossible d'établir des ponts durables, les passeurs s'activaient partout"

Marc-Ambroise Rendu, La Garonne, Le Monde du 25 février 1979


C'est bien dans ce grouillement d'hommes et de travaux que ma famille a vécu pendant trois siècles. Le tout dernier cordier de la dynastie a été mon grand-père dont je fus parfois, dans mon enfance et mon adolescence, l'aide et le manœuvre appliqué. Quant à mon père, avant d'embrasser d'autres carrières, il a fait, au début du siècle, le Tour de France comme compagnon cordier...


Bref, aussi loin qu'on puisse remonter dans le passé, les bateaux, les cordages, la pêche, le fleuve ont longuement peuplé l'univers familial d'un labeur acharné, d'heures calmes et lentes, d'homériques colères et de joies méritées : les travaux et les jours d'un microcosme bien tempéré.

Voici, dans mon arbre généalogique, une branche solide.

Si vous consultez le Nouveau Larousse illustré (huit volumes) des années 1900, ou le Larousse du XX° siècle, ou bien encore “Les Bordelais célèbres du XIX° Siècle”, vous y trouverez de longues notices concernant Joseph Felon, peintre, sculpteur, pastelliste et lithographe, né à Bordeaux en 1818, mort à Paris en 1896. Là, c'est du solide. Pour le plaisir, j'ai examiné, aux Archives Municipales de Bordeaux, les documents nécessaires, dont les données recoupent exactement celles que j'ai puisées dans les Registres d'État Civil et paroissiaux déposés à la Mairie de La Réole Joseph Felon est mon lointain, mais incontestable parent.

Les critiques ont dit de lui qu'il a fait preuve de plus de facilité que d'originalité. Jugement sévère. Il reste que ses œuvres sont nombreuses et variées et que, pendant de longues années, il a exposé au Salon de Paris. Ci-dessous quelques exemples :

- Buste en marbre du chirurgien Nélaton pour l'Institut de France.

- La Navigation, marbre exécuté pour Napoléon III

- Même sujet pour le Musée du Havre Buste du baron Gros pour le Musée d'Art moderne (1887)

- Mort de Mgr. Affre, tableau pour le Ministère de l'Intérieur

- Six tympans d'arcade pour la décoration du nouveau Louvre

- Nymphe chasseresse pour le Musée de Bordeaux.

À cette liste, fort incomplète, il convient d'ajouter une grande statue de pierre du philosophe médiéval Gerson, exécutée pour la façade de la Sorbonne (1874). Quand cette dernière, complètement rénovée de 1885 à 1901, a pris son nouveau visage, la statue du chancelier de l'Université, éminent théologien et "Docteur très chrétien", fut acquise par la Ville de Bordeaux et placée à gauche de l'escalier du grand amphithéâtre de la Faculté de Droit, Place Pey-Berland. On peut l'y voir et lire, fortement gravé sur son socle, le nom de Joseph Felon. Au printemps 1986, ma fille a visité au Grand-Palais l'Exposition “La Sculpture française au XIXe siècle”. Elle y a vu une petite statue en bronze de Joseph Felon, Blanche Felon et sa fille". Œuvre touchante, et touchante rencontre.

Je dirai enfin qu'un jeune écrivain bordelais, Jacques Sargos, publiant en 1984 un charmant ouvrage, “Voyage au cœur des Landes”, l'a partiellement illustré de belles lithographies de Joseph Felon. Ce dernier, à mon sens, fut un artiste "officiel” bien installé dans le Second Empire et les premières années de la IIIe République, adroit, fécond, sans que le souffle du génie ait jamais soulevé son œuvre. Il faut se contenter de ce qu'on trouve dans sa musette.

J'ai peu connu ma grand-mère maternelle, Marie Gillard, née en 1868 à La Réole, morte à Brest en 1913: j'avais alors quatre ans. Mon grand-père, Jean-Marie Darolles, né en 1862 dans le Gers, est mort à La Réole en 1923 : j'avais quatorze ans. Voilà pour l'état-civil.

Mon grand-père maternel était donc gersois. Autant dire gascon. Il fut d'abord maréchal-ferrant à Villecomtal-sur-Arros, village de l'Astarac, aux confins des Hautes-Pyrénées, à quatre kilomètres de Rabastens-de-Bigorre. Villecomtal est un charmant village qui s'allonge au pied d'une croupe boisée. 

Au cours d'un voyage dans les Pyrénées, nous y avons séjourné, ma femme et moi, et y avons vu une vieille tour et un porche fortifié qui racontent quelque histoire du temps passé. Grâce au témoignage de vieux habitants qui se souviennent encore du maréchal-ferrant, je crois avoir repéré l'emplacement de la forge de mon grand-père. J'ai pu, en outre, prendre copie de l'acte de naissance de ma mère, qui a vu le jour le 21 octobre 1887. Ma bonne grand-mère, dont on vantait la douceur et le dévouement, eut sans doute le mal du pays. Le jeune ménage vint s'installer à La Réole quelques années plus tard.

Mon grand-père Darolles était un homme de cheval au sens le moins huppé de l'expression ; il avait l'art de parler aux bêtes, de vivre en amitié avec elles. Quant à ma grand-mère, issue d'une famille de restaurateurs, son destin était tout tracé. Mes grands-parents Darolles achetèrent l'Auberge du Cheval Noir, que tiendrait l'épouse, tandis que son mari, pourvu d'un cheval et d'une voiture, serait le fier cocher des personnes de qualité dépourvues d'équipage ou des voyageurs de commerce venus battre la contrée. L'Auberge, où je suis né, était, selon les “Cahiers du Réolais”, la plus vieille de La Réole. Elle figurait sur des documents d'archives depuis le XVII° siècle. Placée à l'entrée ouest de la ville sur l'ancienne route Bordeaux-Toulouse, elle était un relais pour les diligences.

Vers 1910, mes grands-parents maternels vinrent nous rejoindre à Brest, où mon père appartenait à la Musique des Équipages de la Flotte. Je me souviens très vaguement de la petite épicerie qu'ils tinrent près de chez nous, à Recouvrance, à deux pas du Grand-Pont tournant de la Penfeld. C'est là que ma grand-mère mourut d'une maladie de cœur. Bien que je ne fusse pas baptisé, je l'appelais “marraine” ; elle me gâtait et je l'aimais beaucoup, mais je n'ai gardé de cette charmante aïeule qu'un souvenir extrêmement confus... C'était en 1913. Elle avait quarante-cinq ans.

Resté à Brest, mon grand-père reprit son vrai métier : il dirigea l'importante écurie d'une entreprise de transports, sur le Port de Commerce.

Quand nous regagnâmes La Réole, en 1919, il rentra au pays avec nous. Là, encore une fois, il acheta cheval et voiture et recommença à circuler dans la campagne environnante. Il fut l'un des derniers dans la région à exercer ce métier que l'automobile faisait peu à peu disparaître. Il mourut bientôt, à l'âge de soixante-et-un ans, en 1923. Un mal implacable, comme on dit, le terrassa en quelques semaines, dans sa maison de la Rue Neuve. Sous la chambre mortuaire, qui était au premier étage, une grande remise. Avec la voiture et le cheval.

Ma grand-mère paternelle était une sainte femme, d'une honnêteté cristalline et d'un inépuisable dévouement. Dans notre famille où régnait un patois gascon, elle représentait une race venue d'ailleurs ; une étrangère, en quelque sorte. Marguerite-Hortense Couillard était, en effet, une « Gavache ». Née le 19 novembre 1860 à Landerrouet, dans la basse vallée du Dropt, elle était la fille unique de Jean Couillard et de Jeanne Bois, cultivateurs besogneux. Mais qu'est-ce donc qu'un “Gavache” ? Et quelle est donc cette vallée du Dropt, si discrète et cachée qu'on ne la connaît guère ?

Si vous consultez une carte du Bassin de la Garonne, vous remarquerez sur la rive droite du fleuve un modeste affluent qui prend sa source à Capdrot en Périgord et rejoint la Garonne à Caudrot, entre La Réole et Langon. Tel est l'état-civil de cette rivière, formulé en termes très clairs :

- Capdrot (caput Droti), c'est évidemment la tête, le point de départ.

- Caudrot (cauda Droti), c'est la queue, le point final. De l'un à l'autre serpente un charmant petit cours d'eau portant des moulins fortifiés qu'admirent les amateurs de vieilles pierres. 

Le Dropt creuse son lit dans un paysage qu'on appelle chez nous la “Gavacherie”. Qu'est-ce à dire, et quid des “Gavaches” ? Il s'agit, en l'occurrence, de faits historiques connus et d'un phénomène linguistique original. 1453 : la bataille de Castillon met un terme à la Guerre de Cent Ans. Les Anglais s'en vont. Les derniers combats ont ravagé la région et ruiné l'économie. D'où la nécessité d'une véritable colonisation, par l'apport de populations aux forces intactes. On fait appel à des immigrants de langue d'oïl : Saintongeais, Angoumoisins, Poitevins, et même Tourangeaux, Angevins et Bretons. Ces nouveaux venus forment en terre gasconne deux colonies de langue française : la Grande Gavacherie au nord du département de la Gironde, la Petite Gavacherie à l'est.

D'où viennent les mots “Gavacherie” et “Gavaches” ? C'est tout simple : les Gascons restés au pays ont donné à ces pacifiques envahisseurs le nom de “Gabaïs” , terme péjoratif qu'il faut prononcer “Gabayes”.

Outre les malheurs de la guerre, l'Entre-Deux-Mers avait subi les ravages de la peste qui, entre 1505 et 1526, anéantit de nombreux villages dans toute la contrée. D'où l'importance de l'immigration gavache, qui se poursuivit d'ailleurs jusqu'au XVIII° siècle. Les “estrangers” affluèrent, s'installèrent dans les bourgades, fondèrent des hameaux.

La “Petite Gavacherie”, pays natal de ma grand-mère, c'est la région de Pellegrue, Castelmoron d'Albret et Monségur, juste au nord de La Réole. La vallée du Dropt est son grand axe. Le saintongeais qu'on y parlait au début de la «colonisation» a survécu, mais il est largement contaminé (comme disent les linguistes) par le gascon, auquel il a emprunté de nombreux traits.

Mes arrière-grands-parents parlaient, eux, un dialecte saintongeais quasiment intact. Ma grand-mère, mariée avec un Gascon, a peu à peu adopté un patois de langue d'oc, mais garda toute sa vie la nostalgie de la langue de son enfance.

J'ai ouï dire que mon trisaïeul de la branche Couillard avait reçu en héritage de vastes et bonnes terres qui s'étendaient sur les communes de Landerrouet, Neuffons et Mesterrieux, dans cette vallée du Dropt où le métier de cultivateur, pour pénible qu'il fût, trouvait son juste salaire dans l'abondance et la variété des récoltes. Seulement, voilà : l'ancêtre des années 1800, fort instruit quoique “autodidacte” pour son temps et pour son milieu, se disait disciple de Rousseau et des grands écrivains du siècle des Lumières. Soutenant avec Jean-Jacques que les progrès des sciences et des arts ont contribué à corrompre les moeurs et que l'état de nature est le plus grand des biens, il laissa ses terres en friche et consacra tout son temps à la vague surveillance d'un vague troupeau de moutons, ce qui lui permettait de se plonger à longueur de journée dans la lecture des philosophes. En suite de quoi, robuste fainéant plein de verve et d'esprit, il mourut dans le plus grand dénuement. Mon père disait : “Si le pépé Couillard avait été un peu moins encyclopédiste et un peu plus agriculteur, nous serions maintenant de riches propriétaires terriens”

Bref, ma grand-mère Felon, née Couillard Marguerite-Hortense, fut la fille unique d'un ménage de paysans pauvres de la vallée du Dropt. Les riches laboureurs étaient rares ; il fallait qu'ils fussent à la tête de grandes et belles propriétés. La misère était fort répandue dans les campagnes.

Et que dire de la “pédagogie” dont bénéficia ma grand-mère dans la petite école de Landerrouet qu'elle ne fréquentait que dans la mesure où les travaux des champs et les menues tâches domestiques lui en laissaient le temps ? Elle m'a raconté que, pour l'essentiel - c'était vers la fin du Second Empire - elle avait appris les travaux à l'aiguille et les textes sacrés en langue latine. Dieu merci, elle apprit aussi à lire. Le miracle, c'est que, plus tard, pratiquant régulièrement, religieusement les feuilletons de La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, elle parvint à acquérir une honorable maîtrise de la langue française. Je me moquais d'elle parce que ses lectures étaient du genre Chaste et flétrie, de Charles Mérouvel. Quoi qu'il en fut, elle écrivait des lettres dont le style et l'orthographe étaient fort acceptables. Pourrait-on en dire autant, aujourd'hui, de nombre d'adolescents qui pullulent dans les collèges et les lycées ?

La pauvre femme acceptait mes railleries avec une admirable patience, car elle savait qu'il n'y avait pas dans mes propos la moindre méchanceté. Même quand je lui disais : “Menou - c'est ainsi que je l'appelais - tu manques d'instruction”.

Au vrai, elle m'adorait. J'étais son seul petit-fils. Les choses de la vie firent de moi son enfant bien-aimé.

Amusante manie venue du fond des âges : ma bonne grand-mère truffait littéralement ses propos d'aphorismes ou d'expressions pittoresques.

D'abord ce qui venait de son éducation religieuse :

Arrivais-je chez “mes vieux” avec quelque retard ?

“Mon Dieu Seigneur. Mon Dieu miséricorde ! Je t'ai attendu toute la sainte journée.”

Me reprochait-elle de trop courir fêtes et distractions ?

“Mon pauvre drôle, tu es comme le Gloria Patri, on te trouve à tous les feuillets.”

Puis ce que lui inspirait une inaltérable honnêteté, avec, tout ensemble, des jugements percutants sur celles et ceux - surtout sur celles - dont elle se méfiait… En exergue une sentence majeure :

“Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée”. Avis aux “entretenues” !

Les faiseuses d'embarras étaient des “caguelirettes”, terme obscur qui devait être l'équivalent de “mijorée”. Quant aux hypocrites, elle les fusillait sans pitié :

“Oh, celle-là, avec son air de deux airs…” 

Ce qui est évidemment le comble de la duplicité. 

Dans le même ordre d'idées, toute situation ambiguë, donc digne d'intérêt, entraînait cette affirmation :

“Il y a là plus que du commun”.

Enfin les expressions nourries d'un vigoureux réalisme, sans qu'il convienne de jamais y trouver un esprit de grossièreté : 

Entendait-elle marquer au fer rouge les personnes acariâtres, difficiles à aborder ?

“Il est comme un bâton merdeux : on ne sait pas par quel bout le prendre”.

Quand elle cuisinait et que les choses n'avançaient pas à sa convenance sur le trépied dans l'âtre ou sur le petit réchaud à l'alcool, elle s'exclamait : 

“Ce poêlon à l'hiver au cul”.

On ne saurait mieux dire.

Ainsi vivait ma bonne grand-mère Felon, entre sa cuisine, ses proverbes et ses feuilletons. Outre cela, de tempérament très inquiet, elle craignait que les pires ennuis ne tombent sur les êtres qu'elle aimait. Telle la grand-mère Clotilde dont parle Maurice Genevoix dans Trente mille jours, elle était “entre toutes encline aux

alarmes excessives et aux transes”. Quand elle parlait de ses émotions, de ses craintes, de ses frayeurs, elle disait : “Un tremble m'a prise” ou bien “Mon sang n'a fait qu'un tour”.


Ce tempérament tourmenté ne l'empêchait nullement de s'affairer à longueur de journée. Elle était de ces femmes du menu peuple qui travaillaient du matin au soir, presque cachées dans la pénombre d'un foyer sans éclat : le ménage, le jardin, l'atelier du mari. Et surtout ne rien laisser perdre, calculer au plus juste, économiser sou par sou un sens aigu de l'épargne, faute de quoi la gêne s'installerait dans la maison.

Cela se retrouvait jusque dans les soins qu'on se donnait, dans la petite médecine familiale, la moins coûteuse. C'était le règne des tisanes, des “remèdes de bonne femme” (il faudrait d'ailleurs dire “de bonne fame”, c'est-à-dire de bonne réputation). Chez mes grands-parents, la bourdaine triomphait. Ce breuvage émollient y faisait des miracles.

Je revois encore le beau visage de ma grand-mère, fin et régulier, dont les traits étaient à peine altérés par les rides de l'âge. Ses yeux montraient son âme ; l'humilité et la bonté leur donnaient une merveilleuse douceur.

Comme elle usait souvent du mot “miséricorde”, je la taquinais en m'exclamant : “Misericordia, misericordiae - la misère des cordiers”. Le trait était lourd... Elle me répliquait avec son bon sourire : “Tu as bien raison, mon pauvre drôle. La misère des cordiers... Il nous a souvent manqué dix-neuf sous pour faire un franc !”

Quand je voulais gentiment l'accabler, “Menou, lui disais-je, tu es vieille comme les sept péchés capitaux”. “Eh oui, mon Dieu Seigneur !”

Mon grand-père Felon était, d'une certaine façon, le contraire de ma grand-mère. Non point qu'il fût mauvais homme, loin de là ! Comme elle, honnête et vaillant. Mais égoïste, très préoccupé de sa personne, de son bien-être, de ses modestes plaisirs. Jaloux de sa tranquillité, alors que son épouse était l'abnégation incarnée. Jaloux aussi de son autorité, impatient, piaffant devant l'obstacle, quand ma grand-mère dépensait des trésors de longanimité. Cela dit, bien que leurs caractères fussent vivement contrastés - peut-être du fait même de ce contraste -, et en dépit de quelques orages vite apaisés, ils firent bon ménage. Longtemps. Très longtemps.


Lui, il avait, si j'ose dire, trois cordes à son arc. Trois talents qui, bien affirmés, dessinèrent la trame de sa vie. D'abord le métier de cordier, ancestral, vraiment venu du fond des âges. Puis la musique, pour laquelle il était très doué. La pêche enfin qui fut en quelque sorte sa passion, Maître-ès-Arts halieutiques, il déclara la guerre aux poissons de Garonne vers 1868. Les choses de la vie lui imposèrent quelques interruptions : service militaire de cinq ans à Bayonne (dans la musique militaire), courts séjours à Bordeaux et à Brest. Puis le combat reprit, depuis le perré aux pierres mal jointes ou les graviers des bords de la Garonne. Il ne cessera qu'en 1944, quand l'extrême vieillesse le tiendra prisonnier au logis. Soixante-seize ans d'une lutte inégale... Ce fut d'ailleurs sa seule bataille. Trop jeune lors de la Guerre de 1870, il était trop âgé pour celle de 1914. La seule dont il eut vraiment à pâtir fut celle de 1939. Les gens de condition modeste manquèrent alors de tout ; les vieillards étaient sans doute les plus sensibles à la dureté des temps.

Il est juste de noter que mon grand-père a quand même porté l'uniforme, et pendant cinq ans... C'était la loi. Né le 6 janvier 1858, il fit son service militaire à Bayonne, au 49° régiment d'infanterie, de 1879 à 1884. Il y apprit la musique et parvint à se hisser jusqu'au poste flatteur de trombone-solo de la musique du régiment.


Les articles fabriqués à la corderie étaient tous vendus sur le marché du samedi. Point de magasin en ville. Simplement le “banc” au foirail. Très vieille institution que ce marché hebdomadaire. Il fait l'objet d'un paragraphe dans la Charte de 977 ; ci-dessous le début de ce texte :

13° Statutum est forum in villa Regula in die Sabbathi. Dominus de Gironda Tenet in hoc foro in feudum de Priore justiciam mercati. 

(De tout temps il a existé à La Réole un marché le samedi, et le seigneur de Gironde y tient en fief du Prieur les droits de justice)

La réglementation du marché fut reprise dans les Nouvelles Coutumes de la Ville de La Réole, rédigées en 1255, en présence d'Édouard, fils aîné et héritier d'Henry, Roi d'Angleterre, et ce

“et an boluntat de tota la communaltat de la bila de la Reula a qui present” 

(du consentement de toute la communauté de la Ville de La Réole ici présente)


Un autre texte du 10 décembre 1377 réglemente sévèrement la vente des cordes :

107° - “Du consentement de plusieurs bourgeois et habitants ici présents, il est ordonné et décidé, pour le profit du seigneur roi et le bien commun de la ville, d'établir ce qui suit : à savoir que quiconque portera dorénavant des cordes pour les vendre au marché devra les tenir liées par le milieu sans mettre au milieu des cordes de qualité inférieure. Etc...”


Et, pour que nul n'en ignore,

“Loqual ordonensa l'avant dit prebost et li abant ditz juratz feren cridar et publicar en la dita bila afin que degun per ignoransa no se poscos excusar.” 

(Cette réglementation sera proclamée et publiée dans la ville sur l'ordre du prévôt et des jurats, afin que personne ne puisse s'excuser en arguant de son ignorance.)

En ces temps éloignés on ne plaisantait pas avec la qualité. Pour faire bonne mesure, on brûlait les cordages de mauvaise qualité et des sanctions pécuniaires frappaient les fraudeurs :

six sous d'amende dont la moitié ira au seigneur et la moitié aux jurats de la ville.

C'est donc au marché (baptisé “foire” une fois par mois quand s'y ajoutait le commerce des bestiaux) que mon grand-père, pendant cinquante-cinq ans, a vendu des cordes dont la qualité était reconnue par tous les acheteurs de la région. C'était “de la belle ouvrage”, dans la grande tradition de l'artisanat. Avec un courage et une habileté hors du commun, mon grand-père avait construit de ses mains - au sens fort de l'expression - un atelier de cent mètres de long, entièrement couvert, à la sortie de la ville en direction de Bordeaux, sous la côte de Frimont. 

Travaillant poutres et planches comme un vrai charpentier, posant les tuiles avec l'adresse d'un vrai couvreur, il n'utilisa aucune aide extérieure.

C'était, là encore, du beau travail. À l'abri des ardeurs du soleil et des intempéries de la mauvaise saison, il pouvait filer le chanvre, fabriquer ses cordes, ses câbles et sa fameuse “ficelle à tabac” pour les séchoirs de la région.

Mes grands-parents paternels habitèrent deux maisons à La Réole. D'abord celle de la rue de Gironde, un peu au-dessus du restaurant que tenaient mes grands-parents maternels. Puis, à partir de 1923, la maison qu'ils achetèrent dans le quartier du Cugey, sur les hauteurs de la ville, près de la route de Monségur. Ces deux maisons avaient un beau jardin, dont les principaux ornements étaient le puits et la tonnelle de chasselas. 

De beaux figuiers aux larges feuilles couvaient dans leur ombre chaude de savoureux desserts dont je me régalais. Ici et là, des plates-bandes tenues avec un soin extrême. D'où de substantielles et précieuses récoltes. Au Cugey, quelques rangs de vigne ; mes vieux en tiraient un breuvage fort apprécié les jours de canicule, la “piquette”, légèrement acide, très peu alcoolisée. La tonnelle du fond du jardin jouait un rôle très particulier. Les chasselas, le lierre épais accroché au mur de clôture attiraient tout un peuple de grives et de moineaux. Bien calé dans un vieux fauteuil réformé, le « pépé », armé d'une simple carabine, faisait des massacres. De ces pauvres oiseaux, qui avaient cru à la bonté de l'homme, ma grand-mère faisait de savoureuses brochettes bien entrelardées, cuites au feu de sarment. Bref, le jardin contribuait utilement à la nourriture ordinaire du vieux ménage. À quoi s'ajoutaient les poissons de Garonne, rapportés en abondance.

Mon grand-père enseigna l'art du trombone à un certain nombre de jeunes gens, dont mon père, qui fut son meilleur élève et atteignit dans cette spécialité un niveau assez exceptionnel. Il fut aussi mon professeur de solfège, lors d'un long séjour que je fis à La Réole en 1916. Âgé de six ans, je parcourais allègrement, en “chantant” les notes, les exercices du “Solfège des Solfèges” de Rodolphe, qui était alors le manuel en vogue.

Toute sa longue vie, mon “vieux” a hanté les graviers et les pierres du perré de la Garonne. Le dimanche, quand il exerçait son métier. À peu près tous les jours une fois “inactif”. Ma grand-mère le rejoignait au bord de l'eau dès qu'elle en avait fini avec ses tâches ménagères. Très doucement - car il ne fallait pas faire le moindre bruit, sous peine de provoquer un drame -, elle s'installait sur son pliant, à distance respectable du seigneur de la gaule, et se livrait à de menus travaux à l'aiguille, pour ne pas perdre de temps. Sur ces berges vers lesquelles montait l'odeur un peu fade de la vase et de l'eau du fleuve, le vaillant cordier et la diligente épouse goûtaient le charme des heures silencieuses. Parfois, le cri fugace d'un oiseau ou, beaucoup plus loin, le bruit amorti d'un moteur. C'était une autre époque.

La table de mes grands-parents était à la fois modeste et confortable. Le menu de la semaine avait ses classiques. Le lundi était le jour des haricots blancs, parfumés au lard, arrosés d'huile “pour faciliter la digestion” ; les belles saucisses achetées le samedi à la charcutière du marché, “la Bazadaise” (Mme Escoubet), venaient en renfort. Le vendredi, c'était la morue “à la bordelaise”, avec force pommes de terre bouillies et le bel ornement de la persillade. La morue était alors le poisson de mer du pauvre. Le samedi triomphait le pot au feu, qui fournirait le dominical potage au vermicelle : prestige du “bouillon gras” ! Bœuf et légumes formaient une masse fumante et odorante. Le dimanche était le jour de gloire, voué au poulet rôti. La broche tournait toute seule devant l'âtre où flambaient des bûches de chêne ; le jus tombait dans le long plat de fer où la chaleur des braises faisait mijoter les frites. Le mécanisme d'horlogerie qui actionnait la broche comportait une sonnerie qui facilitait la surveillance de l'opération. De temps en temps, le poulet cédait la place au lapin, ce lièvre des humbles.

Par souci d'une bonne hygiène, plus encore que par esprit d'économie, mes grands-parents, pendant les vingt dernières années de leur vie, ne prirent pour leur repas du soir qu'un bol de lait teinté de café dans lequel ils trempaient des mouillettes de pain rassis enduites d'une pellicule de beurre : salutaire frugalité.

Ainsi vécurent mes deux “vieux”, qui gardent une grande place dans mes souvenirs et dans mon cœur. Fini le temps de la grande corderie de la côte de Frimont, mon grand-père avait installé un atelier sommaire sous un appentis, face au jardin. C'est là que, les jours de congé scolaire, je “tournais la roue”, pour soulager un peu ma grand-mère; humble manœuvre, j'étais heureux de rendre service à mes deux “vieux”, qui étaient si bons pour moi.

Le fier cordier confectionna ses derniers cordages jusqu'à l'extrême limite de ses forces, et tint de même son “banc” au marché du samedi. À l'âge de soixante-dix-huit ans, il cessa toute activité professionnelle. Seuls l'occupèrent désormais, outre les ultimes parties de pêche, les soins que réclamait le jardin. Là encore, ma grand-mère prenait sa part de la besogne. Épuisant ses dernières ressources physiques, elle faisait preuve de tout le courage dont elle était capable.

Ferdinand Felon fut le dernier maillon de cette lignée d'artisans cordiers dont j'ai pu reconstituer la chaîne, sans la moindre solution de continuité, jusqu'au XVII° siècle.

Il disparut au bon moment, juste avant l'ère du nylon.

Mes grands-parents Felon moururent de vieillesse dans leur maison du Cugey. Elle, le 13 juillet 1946. Lui trois mois plus tard, le 13 octobre.

Ils reposent dans le cimetière à flanc de coteau, face à un paysage virgilien qu'atteignent rarement les brouillards de la vallée. Sur leur petite tombe blanche, une simple colonne tronquée porte une plaque de marbre :

Ferdinand Felon 88 ans

Hortense Felon 87 ans


De ma mère, je parlerai peu. Non point qu'elle n'ait occupé dans mon existence qu'une place médiocre. Bien au contraire, du fait même de sa disparition dramatique et prématurée, elle n'a cessé de m'accompagner tout au long de ma vie et de ses vicissitudes, depuis le jour maudit où je l'ai à jamais perdue. Nul n'a pu mesurer ma peine.

Je l'ai déjà dit : Marie-Antoinette Darolles - appelée couramment Hélène - est née à Villecomtal, dans le Gers, le 21 octobre 1887. De Jean Darolles, vingt-cinq ans, maréchal-ferrant au village et de son épouse Marie Gillard, dix-neuf ans, sans profession. À la mairie, le 22 octobre, les deux témoins furent Jean-Baptiste Duffau et Bernard Cazaux, instituteurs retraités.

Alors que leur fille était âgée de deux ans, mes grands-parents abandonnèrent cette région de l'Astarac qui occupe le sud-ouest du département du Gers et vinrent s'installer à La Réole, ville natale de ma grand-mère. Hélène Darolles vécut l'enfance banale des petites gens : l'école communale, puis le travail au “Cheval Noir”, le restaurant familial, où la besogne ne manquait pas.

À une cinquantaine de mètres au-dessus du «Cheval Noir» vivait une famille de cordiers : le père, la mère et les deux fils. L'aîné de ces derniers, Georges, était depuis l'enfance le camarade d'Hélène. Au fil des années, ce jeune homme, auréolé du triple prestige de Compagnon du Tour de France, de champion cycliste et de Premier Prix du Conservatoire de Bordeaux, devint ce qu'il était depuis de longues années : le compagnon élu. Après les fiançailles qu'imposaient la coutume et la décence, mon père et ma mère “passèrent devant Monsieur le Maire”. Le 24 mai 1908, M. Jean Felon, couramment appelé Georges, Second-Maître de la Musique des Équipages de la Flotte, âgé de vingt-trois ans, domicilié à Brest (Finistère) et Mlle Darolles Marie-Antoinette, sans profession, âgée de vingt ans, domiciliée à La Réole, furent unis par les liens du mariage. Puis ce fut le départ pour la Bretagne, pour la pluie et le crachin, très loin du soleil gascon. Comment la jeune épouse allait-elle supporter son exil ? D' heureuses circonstances facilitèrent grandement son adaptation. À cette époque, la Musique de la Marine comptait de nombreux représentants de la Gironde, qui se regroupaient volontiers dans une atmosphère de chaude amitié. En terre celtique, c'était comme un îlot auquel il faisait bon s'amarrer. J'ai retenu les noms de Désarnaud (du Porge), Destout (du Cap-Ferret), Vermis (de Barsac) et surtout les frères Laban, de Meilhan-sur-Garonne, Alban et Roger. Les deux lot-et-garonnais épousèrent deux sœurs de Camaret, commune du sud de la Rade de Brest. D'où l'originale complexion de ce petit monde où Gascogne et Bretagne faisaient bon ménage. Ma mère devint l'amie intime des deux dames Laban. L'un des deux couples, celui de Roger Laban, habitait tout près de chez nous, rue Armorique. Leur fille Nelly fut ma camarade d'enfance.


Nous, nous étions au 23 de la Rue Borda. C'était Recouvrance, quartier célèbre dans le monde des marins. De nos fenêtres, on dominait la grande cour du “Deuxième Dépôt des Équipages de la Flotte”, où la Musique avait son siège. C'est là que ma mère vécut de mai 1908 au mois d'août 1919. Quand nous revînmes au pays, elle eut beaucoup de chagrin de quitter ses amies.

Que dire d'autre ? Elle avait un caractère ouvert et enjoué ; elle recherchait la compagnie, la conversation, la chaleur des amitiés durables. Sa gaieté était franche ; elle aimait raisonnablement les plaisirs et ne dédaignait point les plaisanteries, les bons mots. Mais, loyale et fière, elle ne pouvait souffrir la moindre morsure, le moindre affront. Or la vie allait la mordre cruellement. Courageuse, elle tenta de faire face. L'amour qu'elle éprouvait pour mon père finit par lui être fatal. Soudain, elle refusa de porter plus longtemps un fardeau devenu intolérable. Un jour de novembre 1924, elle décida de mettre un terme à ses tourments.

Loin de lui reprocher de m'avoir abandonné, de n'avoir pas eu la force de survivre pour rester auprès de moi, je compris qu'elle avait gravi un dur calvaire. Sa détresse morale était immense. Elle a beaucoup souffert.

Mon père, lui, aimait passionnément la vie. D'une intelligence peu commune, vif et facilement emporté, doué d'une adresse manuelle quasiment diabolique et d'un tempérament d'artiste assez exceptionnel, volontiers raisonneur, largement autodidacte, égoïste, jouisseur et, tout ensemble, généreux et sensible, vaillant et honnête, très marqué par le souvenir de parents probes et laborieux, bref personnage fortement contrasté, il avait ce qu'il est convenu d'appeler une riche nature... Si riche que, non sans quelque apparent paradoxe, il a causé pas mal de dégâts.

Il est né un 14 juillet. En 1885, à La Réole. À trois heures du matin. Les familles du menu peuple n'ont pas d'archives. Les seuls documents dont je puisse faire état outre les extraits des Registres paroissiaux ou d'État-Civil sont les pages que m'a laissées mon père, qui aimait à écrire et ne s'en priva pas dans ses dernières années : comportement banal que j'imite sans retenue.

Il me paraît intéressant, pour ce qui concerne son enfance, puis son entrée dans le monde des adultes, de citer quelques extraits de ses notes :

“Je suis né de parents honnêtes et vaillants, mais pauvres comme l'étaient aussi ceux qui les avaient engendrés. Ma vie a donc commencé dans la gêne, mais une gêne adoucie en raison de l'incroyable bonté de mes parents et de mes grands-parents.

Notre petite entreprise familiale fabriquait des cordes pour la grande corderie Pignot, rue Malbec à Bordeaux. Le travail de mon père y était apprécié ; aussi n'eut-il aucun mal à y trouver une place de contremaître qui lui donnerait moins de travail, moins de tracas et un peu plus d'argent. Nous nous installâmes au 113 de la rue Malbec, puis, ce logement étant trop petit, mon père loua une échoppe au 184 du cours Saint Jean (actuellement cours de la Marne). Je fus inscrit à l'École communale de la rue Saint-Charles (actuellement rue Jules-Guesdes). Je venais d'avoir six ans.”


Un beau jour, mon père se perdit dans les rues de la grande ville. On eut du mal à le retrouver. Mes grands-parents en furent tellement effrayés qu'ils décidèrent d'expédier le gamin chez ses grands-parents maternels, dans la campagne réolaise.

“Dans les campagnes, à cette époque, la pauvreté paraissait normale. Elle était presque générale ; on la supportait mieux que dans les grandes villes”.

La commune de Landerrouet, où habitaient mes grands-parents maternels, n'avait plus d'école ; il fallait fréquenter celle de Mesterrieux, commune voisine (4 km.). On me présenta à l'instituteur, M. Boitaud. Son école n'avait qu'une seule classe partagée en deux par le bureau du maître et le poêle, qui était au milieu. Les filles d'un côté, les garçons de l'autre. Située près du bourg, cette école recevait les enfants de trois ou quatre communes.

À midi, je prenais mon repas sous le préau, en compagnie de presque tous les élèves. Il était simple, ce repas, et comprenait presque toujours, avec un “quignon” de pain, un petit fromage que ma grand-mère savait préparer avec du lait de chèvre. Le tout arrosé d'une petite bouteille de “piquette” que mon grand-père faisait avec un bois-debout, petit tonneau défoncé d'un bout, avec des pommes et des pruneaux ramassés dans les haies. Quelquefois, à la place du fromage, j'avais un ou deux sous à dépenser chez l'épicier de Mesterrieux pour acheter une sardine à l'huile ou une “bille” de chocolat.

Voilà donc dans quelles conditions j'ai commencé à patauger dans ma vie. On faisait, en tout, avec les moyens du bord. Mon équipement pour l'école n'était pas compliqué. Ma grand-mère m'avait confectionné, avec les deux bas d'un pantalon usé de mon grand-père, deux sacs auxquels elle avait cousu une grosse lie faisant bandoulière. Dans l'un de ces sacs était mon petit nécessaire d'écolier, dans l'autre mon repas de midi.”

Revenant plus loin sur ses “repas d'écolier”, mon père parle des jours fastes où il mangeait un morceau de lapin rôti, où quelques noix corsaient le menu, où il disposait d'assez d'argent pour acheter non pas une, mais deux sardines à l'huile chez le vieil épicier de Mesterrieux, le père Malapert. Et il ajoutait :

“En ce temps-là, dans les familles pauvres, il n'y avait jamais de vin. On mangeait de la viande de boucherie trois ou quatre fois par an. Pour le café, c'était la même chose. Une fois pour Noël, une autre pour le Premier de l'An, une troisième fois pour la Fête de l'Agneau et enfin pour la fête locale.

Nous ignorions complètement les jouets. Quelques privilégiés jouaient à la toupie, qu'on appelait le "cibot". 

Mais revenons à l'école de Mesterrieux. Le père Boiteaud utilisait une méthode originale pour tenir ses ouailles en respect. Sans se lever de sa chaire, il frappait les chahuteurs à l'aide d'un long roseau. Mon père eut l'idée diabolique d'entailler fortement le roseau magistral en son milieu. Et l'inévitable arriva. Alors qu'il se préparait à frapper quelque trublion, le roseau se cassa net en deux parties égales. Fou rire collectif. Sanction non moins générale si le coupable n'avait pas le courage de se dénoncer :


“Afin de ne pas laisser ses soupçons peser sur mes camarades, j'avouai et fus naturellement gratifié d'une belle punition qu'il me notifia tout en me flanquant une bonne raclée : j'étais chargé du balayage de la classe pendant un mois. Tout rentrait dans l'ordre normal des choses et j'en fus réellement soulagé, mais c'est peut-être à ce moment-là que j'ai compris la grandeur de la vérité et la place éminente qu'elle occupe - ou devrait occuper - dans la justice. Au fond, notre instituteur était un brave homme.”


C'est ainsi que mon père fit ses humanités à l'école rurale mixte de Mesterrieux (quarante élèves de 5 à 13 ans). Il n'alla jamais plus loin dans le cursus universitaire.

Inspecteur à Bordeaux, j'ai été chargé pendant quelques années de quatre Cantons du Réolais, dont celui de Monségur. Ce qui m'a donné l'occasion de visiter l’école de Mesterrieux, hantée par l'ombre de M. Boiteaud et par celle des garnements qui la fréquentaient à la fin du siècle dernier. J'ai revu avec émotion la vaste salle de classe que je connaissais déjà, tant mon père me l'avait souvent décrite. Elle est maintenant coupée en deux par une cloison, et je suppose que les deux institutrices qui y exercent reçoivent ensemble moins d'élèves que n'en accueillait à lui seul le bon M. Boiteaud. Le poêle central a disparu. Les routes sont goudronnées. La campagne s'est motorisée. Les coups de bambou sont interdits dans les écoles. La jeune candidate à laquelle j'ai fait subir les épreuves de son Certificat d'Aptitude Pédagogique dans l'une des classes de Mesterrieux a été honorablement reçue


Les années passèrent. Mes grands-parents revinrent à La Réole où ils montèrent une nouvelle entreprise de corderie. Mon père, devenu un solide adolescent, travaillait à la corderie et se perfectionnait dans l'art du trombone à coulisse (mon grand-père jouait fort bien du trombone à piston). Survint alors un autre événement :

“À cette époque, la coutume, pour les ouvriers, était de faire le Tour de France ». L'un de nos ouvriers, un nommé Delsue, qui l'avait fait, m'en parlait tous les jours, et j'eus la plus grande envie, de prendre, moi aussi, le départ. Le 19 mai 1901 - j'allais avoir 16 ans - avec l'autorisation de mon père, le Maire de La Réole me délivra un "Livret d'Ouvrier".

Le 28 mai, je pris le train pour Nantes, dont je voulais faire mon point de départ. Tout près de Nantes, je fus embauché à la Corderie Delhomme, dont le patron était originaire de Tonneins. Ce premier séjour fut bref. La plupart des autres le seraient aussi : il était alors d'usage de rester peu de temps chez un même patron, afin de voir du pays et de changer souvent de méthode ou de travail, bref d'apprendre à être complet dans les diverses tâches du métier. Je repartis le 16 juin : c'était le démon du Tour de France. Alors commença ma longue marche à pied, comme l'exigeait la longue tradition du compagnonnage. J'allai travailler dans la grande usine Bessonneau à Angers, et fis partie de la musique de cette entreprise. Deux mois plus tard, ce fut Saumur, puis Tours, Le Havre, Graville-Saint-Honorine et Fécamp. Le tout à pied. C'est là qu'allait prendre fin mon aventure.

À Fécamp, en effet, je fus tour à tout cordier et... auxiliaire du maître-baigneur. Je nageais fort bien, et le professeur de natation qui régnait sur la plage avait besoin d'un adjoint. C'est ainsi que je fis prendre son bain, tous les jours et tout l'été, à Louis Fabulet, charmant homme de lettres alors très connu parce qu'il était, avec son ami Robert d'Humières, le traducteur en français des œuvres de Kipling... En même temps, j'étais trombone à l'orchestre du Casino. Je me plaisais dans cette ville. Après la saison, faute de travail dans les corderies fécampoises, je me fis embaucher à la Bénédictine comme… rinceur de bouteilles ! Cependant j'étais trombone dans la Musique Municipale et trombone-solo dans celle de ladite Bénédictine.”


Mon père évoquait avec émotion sa belle aventure du Tour de France. Quand il racontait l'accueil des “mères-aubergistes” et rappelait la solidarité qui unissait les compagnons, il en avait les larmes aux yeux.

Je crois que l'histoire de ces jeunes hommes tournés vers l'avenir et riches d'une vocation enthousiaste autorise à parler d'une élite ouvrière. Certes, il y avait bien, dans le nombre, quelques têtes brûlées, voire même quelques chenapans, mais, pour l'immense majorité, le goût de l'ouvrage bien faite et le sens de l'entraide les faisaient accéder à une sorte d'aristocratie du travail manuel.

En novembre 1902, rappelé par son père, le compagnon Georges Felon quitta Fécamp pour La Réole, où il travailla dans la petite entreprise familiale. Comme il circulait à bicyclette pour placer des cordages chez les revendeurs des environs, mon père constata qu'il avait “un bon coup de pédale”. Il se mit donc à participer avec succès à des courses locales. Plus tard, il sera champion militaire de la Gironde dans l'épreuve des 100 km. Mais l'aventure cycliste la plus pittoresque de l'auteur de mes jours mérite une mention.

En ce temps-là (nous sommes en 1903), chaque étape du Tour de France était “doublée” par une course pour les amateurs de la région, sur le même itinéraire. Les locaux partaient bien avant les professionnels de la Grande Boucle. Voilà donc mon père engagé dans l'étape Toulouse-Bordeaux (268 km). Il gagne la Ville Rose par le train et s'aligne fièrement avec les pédaleurs régionaux. Mes grands-parents, tout ensemble fiers et inquiets, l'attendent au-dessus de La Réole, au sommet de la côte de Frimont, avec... un poulet froid. Hélas, trois fois hélas ! Ils ne verront pas arriver leur champion... Ce dernier, peu après le contrôle volant de Moissac, est pris dans une chute générale à l'entrée dans le Lot-et-Garonne, exactement à La Magistère, et va atterrir délicatement sur un gros tas de silex aimablement déposés au bord de la route par le service vicinal. Légèrement blessé, mais fort dépité, le champion et son vélo un peu ébréché rentrent à La Réole par le train. Le poulet froid sera consommé le lendemain, à la table de famille.

C'est un peu plus tard que mon père, désireux de faire de sérieuses études musicales, “devance l'appel” et se fait engager dans la musique du 57° Régiment d'Infanterie de Bordeaux. Le chef de musique, Barnier, a vite fait de le remarquer, lui confie un trombone flambant neuf et l'expédie au Conservatoire :

“Je me rendis rapidement rue du Palais-Gallien, où se trouvait le Conservatoire, et j'eus la chance d'y rencontrer le Directeur, M. Pennequin. Il m'accompagna lui-même dans la classe de trombone. Le professeur, M. Lautier, me pria de jouer une étude de Bléger, en présence du directeur et de quelques élèves. Après cette audition, M. Pennequin me dit d'aller l'attendre dans son bureau, où il arriva presque aussitôt. Il me remit une lettre pour mon chef de musique, puis, en me serrant la main, prononça cette phrase qui me combla : "Jeune homme, vous m'avez fait plaisir tout à l'heure dans cette étude qui n'était pas facile."

Voilà comment se sont déroulés mes premiers contacts avec le vrai monde de la musique. Je n'oublierai jamais ces moments où trois musiciens de talent, Barnier, Pennequin et Lautier, ont éveillé en moi le désir d'être un jour un instrumentiste sortant de l'ordinaire”.

La musique du 57° était installée dans la caserne de la rue de Cursol, où la vie quotidienne était moins contraignante qu'à la caserne Xaintrailles. “Les soirs d'été, rappelle François Mauriac dans Un adolescent d'autrefois, la fanfare du 57° donnait des concerts au Jardin-Public.”


Dans ces années 1900, le roi d'Angleterre fréquentait Biarritz et la France mettait à sa disposition une musique militaire. Sur une carte postale que mon père envoya à sa fiancée, Hélène Darolles - ma mère -, on voit, dans la cour d'un hôtel de Biarritz, la musique du 57° en grand uniforme, baptisée pour la circonstance  “Musique personnelle de S. M. Édouard VII”. Le chef, M. Barnier, porte toutes ses décorations. Les cinq trombones sont debout au troisième rang, instruments en main. Sous le képi de gala, on reconnaît parfaitement le visage de mon père. C'était la belle vie.

Finalement, en juillet 1906, ce fut le triomphe. Mon père obtenait le “Premier Prix, premier nommé”. J'ai retrouvé un fragment d'un hebdomadaire bordelais dont les bureaux étaient au 15 des Allées de Tourny. 

D'un long article sur les concours du conservatoire, j'extrais les lignes ci-dessous :

“Les concours d'instruments à vent ont eu le record de calme : résultats peu discutés ? Absence de compétition ? Citons cependant, parmi les lauréats, M. Felon, un trombone qui nous paraît appelé à figurer du côté des meilleurs virtuoses de ce difficile instrument.”


C'était le début de la gloire... Mon père partit pour Brest où était organisé un concours pour le recrutement d'un trombone-solo de la Musique de la Marine (l'appel du grand large...). Vainqueur de haute lutte, il fut incorporé le 24 novembre 1906 au Deuxième Dépôt des Équipages de la Flotte. Son “Livret de Solde” m'a appris qu'il était premier-maître dès le 22 janvier 1909. Officier-marinier, il terminera sa carrière, en 1919, en qualité de chef de la Musique de la Flotte française de la Méditerranée et de la Mer Noire.

Je parlerai plus loin, peu ou prou, des nombreuses étapes de la vie de cet homme hors du commun, tour à tour attachant, étonnant, décevant.



3. INNOCENT ET JOYEUX 



Dès que je plonge dans mon enfance, j'y vois plusieurs lieux se confondre, maints décors se juxtaposer. Quand bien même un certain flou rendrait leurs contours incertains, ils forment un paysage composite, idéalisé et pourtant bien réel, où mes souvenirs vagabondent. Que la plupart de ces formes se perdent dans les brumes du temps - crachin de Brest ou brouillards de Garonne - ou qu'une vive lumière inonde soudain tel sommet reconquis, telle heure privilégiée, tout y devient concret, charnel. Bref, ce monde est à moi et, quels que soient les difficultés et les périls de l'aventure, je revendique le droit de me souvenir.

D'abord le ciel qui m'a vu naître. À l'instar des volontaires qui, en 93, à l'appel de la Convention, partaient joyeusement de ma ville natale pour la Vendée, je me déclare “Enfant de La Réole”.


Le grand Virgile proclamait: “Mantua me genuit” (Mantoue m'a engendré). Mutatis mutandis, j'ai l'audace d'affirmer : “Regula me genuit”. On me pardonnera ce très ambitieux parallèle.

De La Réole, qui est gasconne, je crois avoir reçu un héritage qu'un solide atavisme a fécondé : un goût prononcé pour les rencontres sur le forum, les bons mots innocents et les railleries sans méchanceté, la manie de la controverse et, tout ensemble, l'esprit de conciliation, un penchant très vif pour la parole qui ne va point sans quelque emphase, le culte quasi viscéral de la liberté et des vertus civiques, la nostalgie des grandes espérances déçues d'où une sympathie instinctive pour les victimes de l'universelle férocité ainsi qu'un vigoureux attachement aux conquêtes de la justice sociale.

Outre cela, l'amour de la nature et, dans un autre registre, un optimisme têtu - optimisme “modeste, non délirant”, selon le conseil de Claude Lévi-Strauss - face à une humanité cruelle vivant dans un monde souillé. Ce monde qui devrait être - qui pourrait être - le paradis sur terre....

La Réole fut donc ma petite patrie. Sentimentalement, elle l'est restée, bien que je n'y ai que peu vécu. Mais quelles années ! La fin de mon enfance et toute l'adolescence jusqu'au sacro-saint baccalauréat.

Engendré par Jean-Georges Felon, vingt-quatre ans, maître-musicien à la Musique des Équipages de la flotte de Brest, et par Marie-Antoinette Hélène Darolles, vingt-et-un ans, son épouse, sans profession, j'ai vu le jour le 29 octobre 1909 dans l'ancien relais de diligences où mes grands-parents maternels tenaient une modeste auberge à l'enseigne du “Cheval Noir”. Octobre : le temps béni des vendanges, des cèpes et des palombes. Ce fut, dans la bonne ville de La Réole, qui comptait déjà quatre mille âmes, la quarante-huitième naissance de l'année et la septième du mois.

Mes parents s'étant mariés civilement, je ne fus point porté sur les fonts baptismaux : horresco referens.

 De ma naissance, événement capital dans l'histoire de ma vie, j'ai vraiment tout oublié. De mauvaises langues m'ont simplement affirmé que j'ai braillé comme un perdu dans les premières heures de mon existence, tant il est vrai que

“dès que nous naissons, nous pleurons d'être venus sur ce grand-théâtre de fous”

Shakespeare, Le Roi Lear.


Fils unique - unique en son genre -, la fierté et l'ambition de mes géniteurs me destinaient à l'avenir le plus brillant : travers assez répandu. On me “pousserait” le plus loin possible... La suite montrera qu'une fois bachelier - et orphelin de mère - je dus me débrouiller par mes propres moyens. Mais ceci est une autre histoire.

Vieux de trois mois et déjà en proie à cette passion des voyages que j'ai gardée toute ma vie sans pouvoir l'assouvir à ma guise - mais qui donc à jamais assouvi ses passions ? - , je partis pour Brest où mes parents étaient installés depuis près de deux ans. À l'âge que j'avais, le mieux était encore d'aller vivre avec eux.

Je pris donc mes quartiers d'hiver à Brest en janvier 1910. C'est là que j'allais vivre les dix premières années de ma vie, dans ce quartier de Recouvrance qui, plus encore que le reste de la ville, appartient à la mer et aux marins.


Brest 1910-1919

En 1916, mon père fut chargé de diriger à Cherbourg, le recrutement de clairons pour la Marine. Il y  tomba gravement malade (fièvre typhoïde) et fut admis à l’hôpital maritime. Ma grand-mère vint me chercher à Brest pour me ramener à La Réole. Le voyage ne fut pas une partie de plaisir. Il fallait changer de train à Nantes et à Bordeaux, dans des gares encombrées de permissionnaires, d'interminables rames de wagons de marchandises, de trains sanitaires.

Je passais quelques mois chez mes grands-parents. Inscrit à l’école communale dans la classe de Mlle Berthet, Cours élémentaire 1ère année, j'eus vite fait de rattraper les quelques semaines perdues. J’appris surtout de mes nouveaux camarades, qui usaient d’une langue très colorée, très sonore, que je parlais avec un accent "pointu".  Évidemment de la terre celtique au pays gascon...

Une étape s'achevait. De quoi l'autre serait-elle faite ?

Nous arrivâmes à La Réole dans les premiers jours d'août 1919. Une fois de plus nous passions de la brise marine à la lourde chaleur de l'été girondin, parfois étouffante quand l'orage n'en finit pas de monter. Je n'en dis pas plus sur ce point : il faut lire François Mauriac...

Notre premier gîte fut une petite maison du quartier du Martouret. Je retrouvais mes “racines”, comme on dit maintenant, puisque j'étais né à deux pas de là chez mes grands-parents maternels et qu'était toute proche la maison de mes grands-parents paternels, à la “Porte de Gironde”.

Tout près de là, au lavoir de la Marmory, les “ laveuses” manipulaient vigoureusement leurs battoirs tout en passant en revue les menus faits de la vie locale. Les mots leur venaient à la bouche “comme les crottes au cul d'un âne”. Concert redoutable, dont chaque partition était une mise à mort.

Au-dessus de la Marmory, la Rue des Argentiers évoque le temps des changeurs, qui y tenaient boutique. Les mauvaises langues, qui pullulent dans les petites villes, prétendent même que, passé le temps des argentiers, cette artère en pente raide fut une “rue chaude”, au long de laquelle d'accortes drôlesses aux appas dévoilés ne gagnaient pas leur vie à la sueur de leur front.

Notre quartier, lui, offrait caution bourgeoise.

À la belle saison, “après souper”, on prenait le frais devant les maisons que le soleil avait chauffées une bonne partie de la journée. On s'installait devant la maison de l'agent-voyer, notre ami M. Bout, parce que le trottoir, un peu plus large, y formait une sorte de terrasse. Chacun apportait sa chaise, et les conversations allaient bon train, tard dans la soirée. Le quartier était calme ; la fraîcheur de la nuit tombante effaçait agréablement le poids de la canicule. On prenait le temps de vivre, de parler, de s'estimer. Peut-être même de se détester, mais je crois fortement que notre petit monde du Martouret échappait aux tourments de la médisance.

Aujourd'hui, la rue de mon enfance est devenue une section urbaine de la route à grand trafic Libourne-Agen. D'énormes poids lourds y roulent à toute allure et massacrent notre trottoir.

Mon père, titulaire d'une pension d'officier-marinier (retraite proportionnelle) n'avait alors que trente-quatre ans. Solide, plein d'idées, il décida de se lancer dans “les affaires”. Comme il portait en lui, avec d'autres dons, le génie de la mécanique, il opta pour les transports. D'abord très modestement avec une torpédo “Rossel”, pour faire de la “location automobile”. Puis ce furent un camion “La Buire” (à chaînes !) et deux camions Packard achetés au meilleur prix aux stocks américains du Camp de Saint-Sulpice d'Izon. En deux ans, il était devenu “entrepreneur de transports”. Tout lui était bon : déménagements, matériaux divers, futailles. À la saison de la livraison des tabacs, il allait charger chez les tabaculteurs les manoques bien ficelées qu'il transportait à l'Entrepôt de La Réole. Le camion exhalait de mâles parfums. Les deux camions Packards furent aménagés pour le charroi des sables et graviers.


Mon père eut même l'occasion de transporter des pèlerins à Lourdes... Mais ceci, que j'ai vécu, mérite d'être raconté...

Un pèlerinage hors du commun

“Où ne montera-t-il pas ?”

Cette devise était celle du surintendant Fouquet. Elle figurait dans ses armes au-dessous d'un écureuil. Beau symbole pour mon père qui, tel le sympathique rongeur de nos taillis et de nos futaies, ne manquait ni d'agilité, ni de vivacité. Et qui n'hésita pas à transporter dans son camion des pèlerins de l'Entre-Deux-Mers jusqu'à Lourdes et à... Gavarnie. Comme on dit, il fallait le faire. Jusqu'où aurait-il osé monter ? Mais oyez cette histoire, de nos jours à peine croyable. Monségur est une bastide qu'une douzaine de kilomètres séparent de La Réole. Ma mère avait dans ce chef-lieu de canton un proche parent, l'oncle Gillard, dont les enfants étaient évidemment mes cousins. Nous y allions tous les ans pour la fête locale.

Le curé de Monségur forma le projet d'emmener à Lourdes une cohorte de ses ouailles auxquelles il proposa, pour les allécher, une excursion à Gavarnie. Par quel moyen ? Tout bonnement en camion ! Pressenti, mon père s'empressa d'accepter et se mit illico à fabriquer des banquettes vaguement capitonnées, pour y installer le curé et cinquante fidèles, dont ma jeune cousine Germaine Gillard. Il fut convenu que ma mère et moi serions également du voyage, mais dans la cabine du chauffeur, un peu moins inconfortable. Ici une précision technique : il s'agissait du vieux camion “La Buire”, dont les roues arrière étaient actionnées par des chaînes ! Comme un vulgaire vélo... Circonstance aggravante : ce camion d'un autre âge n'avait pas de pneus ! Ses roues étaient recouvertes de « bandages » en caoutchouc plein, ce qui permettait aux voyageurs de bénéficier pleinement des nids de poule, aspérités et autres chausse-trappes des routes empruntées : ces dernières ignoraient encore les revêtements de goudron. Comment nos pèlerins allaient-ils supporter les deux cents kilomètres de l'itinéraire, entassés qu'ils seraient sur cette plate-forme qu'ébranleraient d'innombrables cahots ? Sous une bâche qui les protégerait mal du soleil et de la pluie ? Mon père comptait beaucoup sur leur masse volumique, augmentée du poids non négligeable de leurs vertus chrétiennes et de leur foi. Les femmes étaient de loin les plus nombreuses : il est bien connu que, dans l'épreuve, le sexe faible se montre plus résistant que l'autre.

Au jour dit - ce devait être au début du mois d'août 1921 -, le “La Buire” mit le cap sur Monségur à cinq heures du matin. Je trouvais très excitant ce départ sous les premiers feux de l'aurore. Dès notre arrivée au point de rendez-vous, la cohorte des pèlerins embarqua dans l'allégresse. Il était entendu que le curé voyagerait, comme il se devait, au cœur de son troupeau. À six heures, dans la gloire d'une matinée rayonnante, nous prîmes la direction de Lourdes. Nos gens de Monségur, tels les pèlerins de Saint-Jacques, allaient, eux aussi, gagner le Ciel.

Le camion roulait vaillamment. De la cabine, nous n'entendîmes aucune lamentation. Ni aucun chant : pendant la longue traversée des Landes, une bonne part de la cargaison sombra dans une bienfaisante somnolence. Nous fîmes étape, comme prévu, dans la charmante cité d'Aire-sur-l'Adour. Cet unique arrêt fut le bienvenu. Leurs membres désankylosés, nos passagers eurent vite fait d'engloutir leur casse-croûte matinal.

Le camion avait soif. Mon père refit le plein d'eau dans le radiateur et vida dans le réservoir d'essence quelques bidons de cinq litres (Établissements Desmarais Frères, Essences et Pétroles, Blaye, Gironde). À l'heure du déjeuner, nous fîmes dans la Cité mariale une entrée fort remarquée. Dans cette ville, où les miracles sont chez eux, on devait se demander d'où sortait ce lourd véhicule plutôt anachronique, avec son chargement de chrétiens éreintés. Près de sept heures de route avaient fait des ravages. Secoués plus que de raison - mais que vient faire la raison quand il s'agit d'un miracle ? -, fourbus, mais heureux de fouler enfin cette terre ardemment désirée, nos voyageurs firent merveille. Jusqu'au soir, jusqu'à l'apothéose de la procession aux chandelles, la solennité liturgique et les élans de la foi donnèrent à l'inconfortable voyage sa vraie signification : on ne s'approche du Seigneur qu'au prix de rudes efforts.     Le lendemain matin, sur la route de Gavarnie, notre expédition prit la dimension d'une épopée.

Partir pour la haute montagne avec cinquante pèlerins juchés sur un camion “La Buire” (à chaînes, et monté sur bandages), c'était lancer un défi au Destin : à cœur vaillant rien d'impossible ! Les routes de montagne étaient alors aussi impénétrables que les desseins de qui vous savez. Le sachant, mon père avait obtenu de la troupe harassée que, par un nouvel effort, on démarrât aux premières heures du jour. Jusqu'à Luz-Saint-Sauveur, tout alla pour le mieux. Puis, tout à coup, les choses se gâtèrent. Mon père avait sous-estimé la vitesse des cars réguliers, chargés de touristes, qui nous rattrapèrent un peu après le carrefour du Pont Napoléon, au-dessus de Luz. La route, étroite et sinueuse, surplombant le ravin où bouillonnait le gave, interdisait tout dépassement. Ce fut alors derrière nous un tonitruant concert de trompes et de klaxons. Le brave “La Buire”, ronflant et fumant, montait à quelque vingt kilomètres à l'heure, peut-être moins... La cacophonie s'amplifiait. Ce n'est que dans je ne sais plus quel village, peut-être à Gèdre, que mon père trouva un refuge où garer son engin.
La bruyante théorie d'autocars put enfin nous doubler. Au passage, les chauffeurs, furieux de voir leur sacro-saint horaire ainsi mis à mal, nous invectivaient. Mon père, qui avait la tête près du bonnet, était descendu de sa cabine et leur répondait sur le même ton. Le curé, ses ouailles, ma mère et moi nous nous faisions tout petits. Sous la bâche, des femmes se signaient (Je n'en suis pas tout à fait sûr, mais je le dis parce que ça fait plus vivant). Qu'allait-il se passer quand nous aurions rejoint, là-haut, cette horde vociférante ? On pouvait craindre le pire.

L'orage apaisé, nous répartîmes. Les derniers kilomètres furent très pénibles pour tous : “mécaniquement” pour le camion, moralement pour les passagers. Après bien des efforts, nous parvînmes au haut.
Le “La Buire» suait, soufflait, était rendu moteur chauffé à blanc, radiateur bouillonnant. Notre camion rangé bien sagement à la suite des cars de tourisme, ce fut un nouveau miracle : il ne se passa rien. L'air des cimes, que l'on dit excitant, avait calmé nos braillards. Ce fut tout juste s'ils jetèrent un regard condescendant sur ce diplodocus à chaînes et sur ces paysans de la Gavacherie sortis de leurs tanières. Nous eûmes tout loisir d'admirer les beautés que Dieu a amoncelées dans la grandiose construction du Cirque de Gavarnie.

De ce site héroïque de la Chaîne des Pyrénées, je me rappelle surtout les mulets sur lesquels grimpaient les touristes pour gagner le fond du Cirque. Mes parents et moi nous contentâmes d'une promenade sur le sentier. Mon père avait besoin de se reposer.

Adieu, paysage grandiose que je n'ai qu'entrevu !


Le soir venu, nous laissâmes prudemment les cars de tourisme partir les premiers. Puis, recrus de fatigue et d'émotions, nous prîmes le chemin du retour qui, cette fois, descendait à vous faire frémir. Bientôt, les freins chauffèrent terriblement. Un peu inquiet, mon père s'efforçait d'éviter toute accélération qu'il n'aurait pu maîtriser. On le sentait tendu. Nous prenions du retard.

Lourdes, enfin : une courte pause, pour souffler un peu et se restaurer légèrement. Et le brave camion de repartir, rafraîchi, apaisé. Au fil des heures et des kilomètres, tout le monde à bord, curé en tête, - sauf le pilote ! - sombra dans un long sommeil que les cahots ne parvenaient pas à troubler. Très tard dans la nuit, nous arrivâmes au cœur de la vieille bastide de Monségur. La dernière côte, à l'entrée du bourg, avait été avalée sans mal : jeu d'enfant, quand on a ”fait” Gavarnie. Devant l'église, depuis des heures, nous attendaient des grappes de familles inquiètes. Nous déchargeâmes notre sainte cargaison. Ouf ! En somme, le Seigneur n'avait pas abandonné les siens. Mais quelle équipée !

Quand, mission remplie, nous regagnâmes La Réole, l'aube déjà éclairait les coteaux. Dans un suprême effort, l'homme et sa machine retrouvaient leur havre : un Paradis pour mécréants. Ma grand-mère était aux cent coups. S'il avait existé un Ordre National des Poids Lourds, mon père eût mérité d'être fait Commandeur, et le camion Grand-Officier.


Le camion “La Buire”, héros de la Geste de Lourdes et de Gavarnie, les torpédos “Rossel” et “Delaunay-Belleville” que conduisait mon père (capote grise, éclairage à l'acétylène), furent les derniers vestiges de l'âge héroïque de l'automobile. Ils ne roulaient pas très vite, sur des routes conçues pour la traction hippomobile ou le lourd cheminement de placides bovins. Dès la fin de la Grande Guerre qui, naturellement, avait donné aux progrès techniques un sacré coup de fouet, la “bagnole” fit sa révolution. Ce qui, sur le terrain, concrètement, marqua le vrai début du XX° siècle, bien plus fortement que toute autre donnée historique ou sociologique.

Cependant, les petits artisans survivaient, vaille que vaille. J'ai déjà parlé de mon grand-père Felon, cordier, dernier représentant d'une longue chaîne de petites gens besogneuses, mais furieusement attachées à la qualité de leur travail, à cette “merveilleuse civilisation de la main et de l'outil” dont parle René Barjavel. 

La longue corderie (100 mètres) qu'il avait construite tout seul fut l'un des hauts-lieux de mon enfance. C'était, à flanc de coteaux un merveilleux belvédère d'où le regard embrassait un vaste panorama, le fleuve, la plaine, les hauteurs vers le sud.

Sur la gauche se dressaient les tours épaisses du château médiéval, l'austère clocher de l'église paroissiale, tandis que fuyait vers le levant la longue façade classique du Couvent des Bénédictins. Au couchant, le paysage se perdait dans les frondaisons longeant la Garonne. C'était l'inconnu, le rêve, le monde de l'aventure, à la fois redouté et diablement attirant : “le pays où l'on n'arrive jamais”, la lointaine contrée où dansent les premiers fantasmes.

Dans ses Archives du Nord, Marguerite Yourcenar accumule les souvenirs somptueux d'une lignée patricienne. Les miens sont plus modestes. Ils sentent la poussière de chanvre, le remugle d'étable, le crottin de cheval, les effluves d'auberge, les relents d'huile brûlée et de cambouis. Au long des siècles, ils sentent la sueur âcre et tenace. En un mot, mes souvenirs sentent la plèbe. Mais j'y tiens.

Comme je tiens à ce vieux pays dont je me sens encore tout imprégné. Des lointains inconnus de mon enfance, aperçus de la corderie de mon grand-père, je ferai bientôt la terre de prédilection de mes folles explorations. Sous l'effet conjugué de longs parcours à la nage au fil du courant, de courses solitaires en pleine nature, de randonnées à bicyclette, cette “terra incognita” sera domptée, maîtrisée, incluse dans le vaste paysage où régnera enfin “le vert paradis” des adolescentes amours.

Pour en finir avec le cycle des études primaires, commencées à Brest, il me restait à parcourir deux années à la communale de La Réole. Après quoi, dans l'esprit de mes parents, il n'y aurait, pour leur rejeton, d'autre perspective que l'entrée en 6° classique du Collège, porte ouverte sur les ineffables délices de la promotion sociale.

Les deux maîtres sous lesquels j'allais terminer mes humanités primaires élémentaires jouissaient d'une solide réputation : M. Doumezat au Cours Moyen 2° année, et M. Sauvignac au Cours Supérieur. Le premier parce qu'on le disait particulièrement sévère. Le second, qui n'était pas des plus tendres, parce que revêtu de la dignité de Directeur. Deux personnages redoutables.

Les quatre classes de notre école occupaient un bâtiment sous lequel, comme il se doit, se blottissait frileusement l'école maternelle. Deux grandes salles à chaque extrémité du bâtiment principal, et perpendiculaires à ce dernier, jouaient des rôles très particuliers. L'une, dite “la cantine”, servait de salle à manger aux très rares élèves venus des écarts de la commune. Point de cantine proprement dite : chacun apportait son repas. L'autre, aussi vaste que la première, était la “Salle de Gymnastique” de l'Amicale Laïque Réolaise: autant dire un haut-lieu de l'éducation physique, de la préparation militaire et de la “défense laïque”. Soyons clair : nous n'y pénétrions pas, car elle était réservée aux membres de l'Amicale, adultes et adolescents, et aux exécutants de la Batterie dont les instruments étaient soigneusement rangés près des agrès et autres appareils. Bref, le temple du muscle, de la grandeur d'âme et du pas cadencé. Utilisée seulement le soir, elle se présentait à nous comme un musée, inerte mais fascinant.

La cour et le préau n'avaient rien que de très banal. Au fond de la cour, les “cabinets” aux portes couleur “bordeaux”, peu discrets mais indispensables au bon fonctionnement de l'institution scolaire. Puis, bien séparé de tout le reste par une frontière en moellons, le vaste jardin potager du Directeur : zone interdite.

Dès qu'on parle de l'école de jadis et de naguère, on se croit tenu d'évoquer des élèves écrasés par des maîtres aux pouvoirs dictatoriaux, sans oublier les inspecteurs, ces gardiens impavides et tout-puissants de l'Institution et de ses lois.

Au vrai, l'on exagère beaucoup. De ces temps dits “héroïques”, il n'y pas de quoi faire une montagne ! Je ne sais pas si j'étais plus courageux que les autres. Je ne crois pas, et me persuade que la plupart de mes camarades ont gardé de ces années lointaines, plus ou moins studieuses, un souvenir dont la qualité ne tient pas seulement à l'irremplaçable aura de l'enfance à jamais perdue.

Monsieur Doumezat. Un maître, au sens plein du terme. Dur, certes, exigeant. mais d'une inégalable conscience professionnelle. Les farceurs le craignaient. Les autres acceptaient son autorité parce qu'ils la sentaient juste et féconde. Tous lui durent beaucoup.

Dans les dernières années de sa vie, il avait pris l'habitude de m'écrire à la saison des vœux. J'étais tout ensemble ravi et gêné de recevoir ces messages d'amitié. Sa dernière lettre est datée du 9 janvier 1970. Le brave homme sait que j'ai été promu inspecteur d'académie en septembre 1969, et que je suis en poste à Rouen. Il m'en félicite en termes affectueux. Il termine en ces termes : “J'aurai dans quelques jours 87 ans. Je me porte un peu moins bien que lorsque tu étais mon élève. Meilleur souvenir de ton ancien maître, qui n'oublie pas les satisfactions que tu lui donnais sur les bancs de l'école.”

Cher Monsieur Doumezat ! Il est mort quelques mois plus tard. Lui aussi m'avait donné de belles satisfactions. Et fort longtemps.

Monsieur Sauvignac. Le Directeur. “Le Vieux”, comme il nous arrivait de l'appeler. Or il n'avait pas cinquante ans... Comme quoi tout est relatif. 

Lui aussi était exigeant, mais il était un exemple vivant de labeur et de probité. Pour lui, l'école était, par définition, le lieu où l'enfant apprend à travailler et à obéir. Lui non plus ne plaisantait pas. Son fils avait été tué pendant la guerre.

 Plusieurs mois avant l'échéance solennelle des premiers jours de juillet, il gardait à l'école les candidats au Certificat d'Études bien après l'heure normale de la sortie. Finie la longue récréation de trente minutes, de quatre heures à quatre heures et demie, nous reprenions nos places : c'était alors un festival somptueux de dictées d'exercices d'analyse grammaticale et logique, de courtes rédactions (“Qui ne sut se borner... “), de calcul mental et de problèmes où dansaient les fractions et les pourcentages, de révisions d'histoire, de géographie et de leçons de choses. Sous l'aiguillon de la nécessité, et dans l'espoir du triomphe final, nul ne renâclait. Cette classe supplémentaire qui nous mobilisait jusqu'à dix-neuf heures, était une ruche bourdonnante. De surcroît, elle ne coûtait pas un sou aux familles. C'est bénévolement que le Vieux nous chauffait à blanc. C'était vraiment une autre époque.

Le père Sauvignac me présenta aussi aux Bourses. Avec succès, cela va sans dire...

Tout, dans nos classes, invitait à la persévérance et à l'application. Et d'abord le long tableau noir au-dessus de la longue estrade où nous montions pour réciter nos leçons, corriger un exercice ou montrer un point précis sur la carte muette, loin des souffleurs, sous l'œil du maître. Car il ne s'agissait pas de tricher ni de ruser avec la puissance régnante.

Ce tableau, quel chef d'œuvre ! Chaque matin, quand nous entrions dans la salle de classe, nous pouvions embrasser d'un coup d'œil rapide ce que notre instituteur avait inscrit la veille au soir, d'une écriture calligraphiée. Une sorte de tableau synoptique nous permettait d'y voir le plan de la journée, de la maxime de morale au titre de la leçon de chant ou de l'exercice de dessin qui clôturerait la journée. D'emblée, par la seule vertu de l'exemple, nous plongions dans les lumineux arcanes de “l'ouvrage bien faite” et du devoir de probité. Peut-être ai-je eu la chance de n'avoir que d'excellents maîtres, mais, en ce temps-là, à l'école, personne ne s'ennuyait. Sauf les cancres invétérés. En dépit de leurs menus travers et de leurs innocentes manies, nos instituteurs étaient de grands personnages. Dans leur style, et dans leur époque, il arrivait qu'ils fassent merveille.

La récitation donnait souvent un coup de main à la morale et à l'instruction civique. Il arrivait même que le chant vint à la rescousse. Nous apprîmes, par exemple, l'Hymne aux Morts du père Hugo.

Nous interprétions d'abord le couplet à voix retenues, sur un tempo de deuil :


« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie
ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie.

Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d'eux passe et tombe éphémère ;

Et comme ferait une mère, 

La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau. »

Puis, à pleine voix, sonnait le refrain, sur le rythme enlevé d'un pas redoublé :


“Gloire à notre France immortelle !

Gloire à ceux qui sont morts pour elle !

Aux martyrs, aux vaillants, aux forts!

A ceux qu'enflamme leur exemple, 

Qui veulent place dans le temple

Et qui mourront comme ils sont morts”


Je me rappelle les paroles et la musique de cet hymne qui, assez curieusement, est tout ensemble un chant funèbre et un appel aux armes. Nous l'interprétâmes lors de l'inauguration de la plaque commémorative dédiée aux anciens élèves de l'école morts pour la France.

Mais là ne s'arrêtaient pas les ambitions de l'école laïque. Il lui fallait aussi nous inculquer le respect des choses élémentaires, qui sont le fondement d'un bonheur mesuré. Or, c'était encore le temps où triomphait le Pain, nourriture essentielle - nourriture “primaire” - du bon peuple de France, de cette nation dont la Beauce était le grenier et le Massif Central le château d'eau.

Héritière, sur ce point comme sur quelques autres, du code moral inclus dans le Livre par excellence, la Bible, l'école publique faisait sienne l'injonction restée fameuse :


“Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” (Genèse, III, 19)


L'explosion des récréations était l'indispensable soupape de sûreté. D'abord les billes, qui groupaient leurs champions devant les “poques” creusées le long des murs ou au pied des arbres. Les règles étaient plutôt compliquées. Les vainqueurs rentraient en classe les poches gonflées de petits sachets où s'accumulaient billes ordinaires et belles “agates” colorées.

Les toupies - nous disions les “cibots” - avaient peu d'adeptes. Par contre, une sorte de rugby aux règles aussi confuses que les mêlées auxquelles il donnait lieu mobilisait la majorité des élèves des classes de ”grands”. 

De vieux bérets basques, ficelés les uns sur les autres, fournissaient un “ustensile” vaguement ovale, qui volait de mains en mains au cours de luttes homériques, plus ou moins loyales, sur un sol poussiéreux encombré d'arbres inutiles et dangereux. Le maître de service était aux aguets.

Nos jeux en témoignaient : le sport, déjà, nous passionnait. Notre héros des années sombres, le capitaine-aviateur Georges Guynemer, dont j'ai parlé plus haut, fut vite détrôné par le boxeur Georges Carpentier, nouvelle gloire nationale.

Ce que fut l'engouement de la France pour ce “gentleman du noble art”, il est difficile de l'imaginer. Pensez-donc : fils de mineur, il est champion d'Europe des “poids welter” en 1911, à l'âge de dix-sept ans, puis champion d'Europe des “poids moyens” l'année suivante. La guerre fait de lui un lieutenant-aviateur. Après quoi commence, soulevant l'enthousiasme, une épopée, aussi brève qu'inoubliable.

Le 12 octobre 1920, le voici champion du monde des “mi-lourds” par sa victoire en quatre rounds sur l'Américain Levinsky. Enthousiasmée, la France a trouvé son nouveau héros, charmant, élégant, irrésistible sur le ring comme dans la vie.

Non sans témérité, Carpentier lance un défi au champion du monde “toutes catégories”, l'Américain Jack Dempsey. Le combat aura lieu le 2 juillet 1921 dans la vaste enceinte de Jersey-City, à New-York.
En France, c'est du délire. Le jour venu, tout le pays retient son souffle.

Le premier coup de gong retentira à 16 heures. Chez nous, c'est déjà la soirée. À Paris, une foule immense a envahi les grands boulevards, les yeux fixés sur les écrans lumineux des grands quotidiens. L'attente est insoutenable. Soudain, terrible, laconique, une petite phrase s'inscrit sur les écrans : “Carpentier k.o. au 4e round”. C'est fini. Les chroniqueurs l'affirment, ce soir-là, des gens, en pleine rue, se mirent à pleurer. C'était un deuil national.

Quelque temps plus tard fut projeté le film du match. Les cinémas furent envahis. Je me souviens fort bien de ce spectacle exceptionnel : court, hélas ! mais impressionnant. Le “noir et blanc” faisait des cent mille spectateurs de Jersey-City une sorte de lac sombre que soulevaient d'imprévisibles houles. Indifférents à cette marée humaine, les deux champions jouaient superbement leur va-tout. Carpentier plus élégant, Dempsey plus puissant.

Le déclin de notre champion fut assez rapide, mais il resta longtemps une idole du sport. Il se retira de la boxe en 1927 et meurt le 27 novembre 1975, à l'âge de 81 ans.

Au printemps de 1921, nous partîmes, mon camarade Pierre Uteau et moi, affronter, à Bordeaux, les épreuves du concours des Bourses nationales. Elles avaient lieu au Petit Lycée, annexe du grand Lycée Victor-Hugo (aujourd'hui Lycée Michel-Montaigne).

Ce fut un rude jeudi. Pendant que nos camarades de la communale folâtraient dans la verte nature, nous dûmes surveiller de très près notre orthographe, donner quelque relief aux phrases de notre rédaction, calculer au plus juste les opérations enfantées par un esprit morbide spécialiste des zéro intercalaires, bâtir une solution de problème d'une inattaquable logique (on appelait cela “le” raisonnement) ; et, naturellement, “soigner l'écriture” : autant dire, pour moi, gravir la face nord de l'Eiger sous une tempête de neige.

En fin de compte, le jury voulut bien nous annoncer que nous serions inscrits tous les deux en bon rang sur la Liste d'Aptitude aux hautes fonctions de Boursier de la Nation. C'est donc en triomphateurs que nous rentrâmes au bercail par le train du soir. Nos mères, qui nous avaient accompagnés, étaient au huitième ciel.

Quelques semaines plus tard, ce fut le Certificat d'Études. Tout alla pour le mieux. Je terminai second du canton (exactement comme Maurice Genevoix : rapprochement flatteur). Quant à la lauréate qui me battait d'une courte encolure pour le Prix Cantonal (à cause de l'écriture, eut-on la bonté de me dire), je ne la connaissais pas.

Elle arrivait de quelque école rurale. Je veux croire que la belle inconnue était effectivement charmante. Et sans doute intelligente.

Dernier acte : le cadeau traditionnellement offert à notre maître par les lauréats du Certificat. N'était-ce pas un tapis de haute laine ? Je ne sais plus.

La cérémonie fut très simple. Dans sa salle à manger, envahie, le “Vieux” nous remercia de quelques mots aimables qu'il transforma rapidement en une ultime leçon de morale. Des yeux s'embuèrent, mais nous attaquâmes quand même les gâteaux secs et le sirop de cassis étendu d'eau. Dans ce logement directorial, une honnête frugalité gouvernait la vie quotidienne.

Deux mois plus tard, laissant derrière moi l'enfance innocente et joyeuse, j'allais entrer en 6e au Collège, et bientôt patauger dans cette “crise d'originalité juvénile” qu'est, paraît-il, l'adolescence. On l'appelle aussi l'âge ingrat.


4. L'ÂGE INGRAT

    Le 1er octobre 1921, plutôt fiers de notre titre de boursier, nous entrâmes donc, mon ami Pierre Uteau et moi, dans la classe de “6° A” du Collège de La Réole. Cela voulait dire que nous allions « faire du latin». Les Barbares entraient en “6º B”. Les “ classiques” et les “modernes”, vieille histoire.
    Nous étions tous les deux externes. Quelques élèves de ces deux classes étaient pensionnaires. Venus de lointaines bourgades, ils étaient des enfants de notables ou d'instituteurs. Pour ces jeunes potaches, l'internat était une rude aventure ; nous éprouvions à leur égard une grande compassion, nous qui retrouvions tous les soirs la chaleur du foyer familial.Réunies pour nombre de disciplines, nos deux classes comptaient une trentaine d'élèves. Quatre ou cinq seulement parviendront, sept ou huit ans plus tard, à conquérir le grade de bachelier.
Dans les années 20, le Collège de Garçons de La Réole pouvait faire l'objet de deux jugements nettement contrastés. D'une part, la qualité matérielle d'un édifice encore en bon état et remarquablement situé ; d'autre part, le niveau des études qu'on pouvait y poursuivre, du meilleur au moins bon...Édifié au cœur de la ville, sur le terre-plein qui domine le fleuve et sa large vallée, le Collège, orienté plein sud, offrait un corps principal que prolongeaient deux longues ailes entre lesquelles s'étendait une vaste cour de récréation bien ombragée.               L'architecture était banale, mais les ouvertures, très généreuses, laissaient entrer à flots lumière, soleil et le bon air de la campagne. Rien de la vieille bâtisse sombre, froide et humide. Malheureusement, la qualité des études n'était pas toujours en parfaite harmonie avec celle de l'édifice. Certes, d'excellents professeurs faisaient au collège toute leur carrière. Il arrivait même que de jeunes “agrégatifs “ venus de l'Université de Bordeaux nous fassent bénéficier de leur science toute neuve et de leur distinction intellectuelle, mais ils n'étaient que des oiseaux de passage. Reçus à l'agrégation, ils s'envolaient vers des horizons plus glorieux.     Je dirai enfin de certains de nos maîtres, par euphémisme, que leur culture était modeste et leur pédagogie anémique. Outre cela - et pour m'en tenir à mon expérience personnelle - je puis affirmer que je n'ai presque jamais eu des professeurs dont les titres fussent en parfaite correspondance avec la discipline qu'ils enseignaient... C'est ainsi que, pendant mes sept années d'études secondaires, l'histoire et la géographie - matières dont la valeur formatrice est évidente - m'ont été “enseignées” par des professeurs de lettres classiques ou de philosophie, à grand renfort de Malet-Isaac et de Fallex et Mairey (l'un des manuels les plus sinistres que j'aie jamais rencontré). Même carence pour les sciences naturelles. Mais voici le bouquet : de la quatrième à la première, en section classique, nous n'avons pas eu un seul professeur spécialisé ! Ce sont deux licenciés dans la noble discipline de la philosophie, qui nous ont enseigné les belles-lettres (et l'histoire...) jusqu'au baccalauréat.

    Au cours de mon année de philosophie, notre professeur principal (celui-là même qui nous avait enseigné les lettres classiques en seconde et première...) se fit remarquer par l'étrangeté de plus en plus marquée de son comportement. Quelques jours après la rentrée de Pâques, il fut mis en congé. Une jeune agrégative de philosophie de Bordeaux fut chargée de l'intérim. Pendant les trop courtes semaines qui nous séparaient du baccalauréat, elle fit merveille. C'était pour nous une révélation. Nous respirions un autre air. Inscrit à la Faculté des Lettres de Bordeaux en novembre 1928, je pus comparer mon parcours de collégien réolais avec celui qu'avaient effectué la plupart de mes camarades issus des grands lycées où, à côté de quelques vieux chevaux de retour plus ou moins chahutés, exerçaient de brillants agrégés, dont certains accéderaient à une chaire de l'enseignement supérieur. Quelle différence dans la qualité des études ! Et que dire de l'émulation qui, dans nos classes, n'était guère roborative...

Parfois, un incident inespéré rompait la monotonie des travaux et des jours. Oyez plutôt : Notre professeur de lettres en 5e était un homme encore jeune, frêle et distingué, un peu froid : M. Lambert. Il fut bientôt le triste héros d'une plaisante mésaventure. Un jour qu'il nous prenait en première heure de l'après-midi pour un cours de français, il trouva au fond de la classe deux imposants fauteuils que le concierge avait apportés avant le coup de cloche de quatorze heures. Cela annonçait immanquablement la visite d'un inspecteur général. Normalement, les professeurs sont avertis de ces petites parties de plaisir. Il faut croire qu'un malheureux concours de circonstances avait laissé M. Lambert dans l'ignorance de l'honneur qui lui était fait. Il pâlit légèrement. Sur nos talons apparurent le principal et un petit homme rond et replet qui, d'emblée, demanda à notre professeur : “Vous allez faire une leçon de lecture expliquée. Quel est votre manuel ? “. Et M. Lambert de répondre : “M. l'Inspecteur Général, j'ai gardé celui que j'ai trouvé en arrivant, mais notre livre de morceaux choisis n'est pas celui que j'aurais souhaité. C'est un manuel plutôt vieillot dont les textes sont de valeur très inégale et les notes sans grand intérêt. C'est le Cahen”.     À ces mots, le petit homme rond et court prit un air indéfinissable, tandis que la large face pâle du principal virait au rouge vif. Je suppose que M. Lambert ne se rendit compte de rien. Pendant les cinquante minutes que dura l'heure de cours, tout alla comme à l'habitude.     Nous faisions de notre mieux pour lire intelligemment (enfin...) et répondre de même aux questions magistrales. Le visiteur inattendu, qui avait pris quelques notes, sortit dès la fin de la séance, sans dire un mot. Quelques instants plus tard, l'Inspecteur Général étant sans doute parti prendre son train, le principal revint dans notre classe, où M. Lambert nous faisait un cours de latin. Sans autre forme de procès, il lui tint devant nous - ce dont il aurait pu se dispenser - le discours suivant : « Mon pauvre ami, quelle gaffe vous avez faite ! Vous ne saviez donc pas qui est cet Inspecteur Général ? Mais c'est M. Cahen !” Pendant quelques instants, notre jeune maître fut au bord de l'évanouissement, il avait du mal à encaisser ce coup du sort. Charitablement, nous n'eûmes rien de plus pressé que de répandre cette histoire dans le collège, d'où elle s'élança pour un brillant tour de ville.     ²Il est juste de dire que, l'année suivante, M. Lambert obtint une mutation conforme à ses vœux. Le drame n'avait pas tiré à conséquence.     Dès le début de mes études secondaires, mes parents décidèrent de me faire prendre des leçons de violon : dans notre famille de musiciens, quoi de plus naturel ? Mon grand-père Felon m'avait enseigné le solfège : le terrain était déblayé. Marcel Larrieu, professeur de musique et vieil ami de mon père, me prit chez lui une heure par semaine ; c'était un bon pédagogue du violon. Je fis des progrès rapides : j'avais, paraît-il, de “jolis sons”. C'est ce qui me sauvait : maladroit, au-delà de toute expression et affligé de doigts plutôt courts, je trébuchais sur les difficultés techniques. À défaut d'une virtuosité sans doute hors de portée, j'interprétais avec un sûr instinct du rythme et du “chant” d’agréables “études” d’un niveau fort honorable. Si bien que je fus très vite incorporé dans le petit orchestre que dirigeait M. Larrieu à l'occasion des festivités locales. J'y prenais un plaisir extrême. La mort de ma mère mit un terme aux leçons de violon : le deuil imposait le silence. Pendant près de trois ans, j'avais étudié ce difficile instrument. Plus tard, il m'est arrivé de le reprendre, pour me délasser, mais le cœur n'y était plus. Le violon exige un entraînement soutenu. Je n'avais plus le temps. Mieux valait abandonner. Pendant mes premières années de collège, j'hésitais entre les jeux de l'enfance et les plaisirs de la préadolescence. Le rêve et la fiction y tenaient toujours leur juste place, mais j’entendais donner à mes désirs et à mes fantasmes un champ d'action plus vaste, un style plus musclé, bref une allure sportive qu'imposait l'air du temps.

Ce furent alors, à l'imitation des héros que le cinéma colportait, des courses folles auxquelles nous nous livrions, mon cousin et moi. Le brave garçon, qui n'était en fait qu'un parent très éloigné, portait un prénom original : un aïeul que fascinait la Grande Révolution avait exigé qu'on l'appelât Danton... De deux ans mon aîné, le cousin Danton, fort intelligent mais très paresseux, partageait mon admiration pour les personnages de nos films. Nous parcourûmes deux cycles consécutifs. D'abord la geste des Trois Mousquetaires (nous dévorâmes le roman) : nous nous enflammions pour ces bretteurs imbattables et leurs folles chevauchées. Vinrent ensuite les baroudeurs de la conquête du Far-West, dont les merveilleuses équipées soulevaient notre enthousiasme. Notre terrain d'élection ? Par bonheur, la rive droite de la Garonne nous offrait, dès la sortie de la ville, une étroite bande boisée, peuplée d'une variété d'aulnes formant ce qu'on appelle chez nous les “jetins”. Ce long ruban de terre humide donnait à nos courses endiablées un cadre plein de mystère. L'hiver, entre chien et loup, quand le brouillard montant du fleuve se mêlait à la brume flottant sur l'aulnaie, nous nous hâtions de regagner la ville et ses feux. Nous échappions avec une sorte de soulagement à ces troncs torturés, à leurs lourdes chevelures de branches flexibles aux feuilles argentées, à cet humus spongieux où les herbes épaisses, les orties et les ronces cachaient des pièges perfides. L'ombre y répandait d'indicibles sortilèges. Toute hardiesse a ses limites. Il ferait chaud à la maison.

    Bientôt, les héroïques chevauchées dans les aulnaies touffues allaient céder la place à des jeux plus tranquilles. J'entrais peu à peu dans une période où les activités et les loisirs seraient plus sérieusement motivés. Le temps était venu des lectures de longue haleine, des promenades par monts et par vaux, des premières activités sportives, l'athlétisme et la natation. Cette mutation se développa entre mes treizième et seizième années. Au vrai, rien d'original : je passais insensiblement de l'étape ludique à celle de la recherche de soi ; étape pendant laquelle on commence à dessiner d'un trait ferme les linéaments d'une personnalité encore incertaine et fluctuante.

    La bibliothèque familiale alimenta mes premières lectures. Mon père, qui était un homme de gauche, avait quelques mentors dont la plupart des œuvres figuraient sur nos rayons : Anatole France, Romain Rolland, Jules Renard, Claude Tillier, Henri Barbusse.

    Lire, c'est s'enrichir, mais sans bouger : cela ne pouvait combler mon désir de mouvement ni ma soif de grand air. Je me mis à faire, quand j'en avais le temps, de grandes promenades solitaires dans la campagne vallonnée où les derniers plis de l'Entre-Deux-Mers s'inclinent vers la vallée. Paysage tout ensemble somptueux, riant à la belle saison, plus austère au temps des frimas, quand des brumes tenaces dissimulent les combes et les sillons secrets de nos minuscules ruisseaux. Tous mes itinéraires empruntaient les vals et les croupes de l'arrière-pays, par de petites routes blanches ou des sentiers peu connus. Partout des prairies, des cultures, de la vigne. Souvent, d'un sommet arrondi, de magnifiques plongées dans les lointains que rendaient incertains tantôt les brumes de chaleur, tantôt les brouillards de l'automne. Les ondées printanières alternaient vivement avec des éclairages qui annonçaient l’été.

J'aimais la solitude et les grands horizons. Mes souvenirs heureux datent du temps où je courais les champs ! Un drame dont je parlerai bientôt bouleversera ces trop courtes années, qui auraient pu constituer le cœur radieux de mon adolescence. Peut-être dois-je à mes longues randonnées d'avoir repris goût à la vie. J'avais plusieurs itinéraires. La plupart me permettaient de m'arrêter quelques instants devant la tombe de ma mère.

    Mon parcours favori longeait le fleuve vers l'amont jusqu'à la hauteur du “Flaütat”, lieu-dit sur la route de Marmande (il y avait là une ancienne léproserie : des joueurs de flûte, par leurs accents, avertissaient les voyageurs des temps anciens du danger qu'ils auraient couru à trop s'approcher de l'édifice). Gravissant les pentes du Bois de la Hoch, j'atteignais le haut des coteaux et me dirigeais vers le Mirail, point culminant dont j'ai déjà parlé. C'est de cette butte que la vue plonge le mieux sur la ville, le fleuve et tout le paysage fuyant au sud et à l'ouest. Je m'y arrêtais un long moment et ne me lassais pas de contempler ce panorama que je jugeais grandiose. Ce paysage était le mien. Il portait à la fois les bruits du monde vivant et le silence du cimetière dont je distinguais les allées et les tombes vers le couchant, sur la pente d'un coteau.

Les années de ma pré-adolescence furent marquées par l'approche des jeunes en fleur. Je la trouvais pleine d'attraits, encore qu'il ne s'agisse vraiment que d'une approche, timide, rougissante. En somme, j'entrais dans la période de moyenne tension de l'adolescence à l'affût.

Les jeunes filles de la ville, nous n'osions pas les aborder dans la rue. Pour éviter tout scandale, nous nous en tenions à quelques correspondances délicieusement secrètes, qui empruntaient d'obscurs cheminements. Notre prose était plus ou moins appréciée. Généralement, ces audaces épistolaires faisaient long feu.

L'instrument de ce passage de l'égocentrisme de l'enfance à la quête de l'âme sœur - et, dans la mesure du possible, de sa douce enveloppe charnelle -, c'était la charmante complicité qu'offrait une vieille coutume.

Au mois de mai, quand les soirées se faisaient plus longues et que l'air s'imprégnait des senteurs coquines du renouveau, on voyait des arbustes se dresser sur les places de la ville. La jeunesse du quartier, à laquelle se joignaient quelques aventuriers venus de plus loin, se rassemblait autour du Mai que des adultes de bonne volonté avaient planté et orné. Garçons et filles dansaient une ronde d'une rustique simplicité, tandis que l'un d'entre eux, fille ou garçon, “clumait” au pied de l'arbre. La ronde terminée, il ou elle devait désigner son remplaçant de l'autre sexe, en l'embrassant pudiquement. La ronde était chantée: “Joli mois de mai, quand reviendras-tu…”. Heure exquise, spectacle innocent : les mères étaient vigilantes. Terriblement vigilantes. En de tendres chuchotements, les plus hardis tentaient de donner le branle à de fugitives amourettes.

J'étais un littéraire. Les mathématiques ne m'attiraient guère. Elles nous étaient enseignées par le Principal, le bon M. Bonifacy, lequel pesait dans les 130 kg, selon les estimations des observateurs les plus qualifiés. De cette masse sortait une voix fluette au timbre méridional. La pédagogie de M. le Principal ne manquait ni de charme ni de pittoresque. Je me souviens d'une leçon où intervenait la notion de chute des corps ; il prononça cette phrase admirable :

“Si vous lancez un caillou en l'air, il monte puis retombe ainsi sur le sol où il s'arrête, à moins que l'on ne creuse un puits”.

Voilà qui ne pouvait que frapper durablement nos jeunes intelligences en pleine croissance, toujours avides de vérités scientifiques solidement étayées.

Alors que je me préparais à entrer en sixième, mes parents décidèrent d'abandonner le quartier du Martouret pour un logement plus agréable, rue des Frères-Faucher, là où la ville domine le paysage au-delà du tunnel de la voie ferrée Bordeaux-Toulouse. De notre appartement la vue plongeait sur la plaine de la Garonne.

Les jours de foire ou de marché, tous les samedis, d'étonnantes théories de véhicules s'emparaient de tous les espaces libres dans la rue, qui était large, ou sur le terre-plein que porte le tunnel. C'était, pour peu de temps encore, le règne du cheval. Les paysans prenaient le temps de vivre. Foires et marchés, les foires surtout, se prolongeaient jusqu'à l'après-midi. Tandis que les bêtes piaffaient dans les écuries, leurs maîtres envahissaient les auberges.

Cependant, sur la rive gauche de la Garonne, juste au-dessus du Pont suspendu, mon père avait ouvert, sur le gravier du Rouergue, un chantier d'extraction de cailloux, la “grave”. Après avoir limité son activité professionnelle au transport des personnes, puis des marchandises, il se lançait dans les « travaux publics ». L'Administration des Ponts-et-Chaussées cherchait alors des entrepreneurs qui puissent lui fournir les matériaux qu'exigeait la réfection des routes, négligée pendant la Grande Guerre.

Outre cela, le trafic automobile prenait un irrésistible essor. De belles perspectives s'offraient à des hommes courageux et vaillants.

Aux yeux de mon père, ce chantier sur le gravier ainsi que les deux camions qui portaient la grave aux quatre coins de l'arrondissement n'étaient qu'une première étape. Il voyait bien plus loin et n'hésita pas à commander à un industriel de Bacalan, à Bordeaux, une grande grue avec sa benne preneuse, deux chalands et surtout une grande drague toute rouge de sa couche de minium. À cela s'ajoutait une pinasse du type "Bassin d'Arcachon” qui remorquerait les chalands chargés de grave. Mon père disait en plaisantant qu'il était désormais l'amiral de la flotte fluviale la plus importante au-dessus de Bordeaux. Mais, pour payer cet important matériel, il fallait beaucoup d'argent. Un vieux banquier local, le père Grangey, lui fit confiance et avança les capitaux nécessaires.

Ce fut, hélas !, dans le ménage de mes parents, une période très difficile. Ma mère s'effrayait des dettes accumulées et redoutait l'effondrement. À cela s'ajoutaient des dissensions intimes dont j'étais le témoin. Ma mère, épouse aimante et fidèle, avait toujours fait preuve de la parfaite honnêteté qui donne le droit de se montrer fière et susceptible. Le trait majeur de son caractère, autant qu'il m'en souvienne, était une sorte de vigoureux entêtement auquel se mêlait la ferveur des sentiments qu'elle nourrissait à l'égard de ceux qu'elle aimait. Elle ne supportait pas, dans sa dignité de femme, l'idée même de la trahison. Or elle était trahie. Je l'ai appris plus tard.

Brusquement, ce fut le drame. Ma mère n'avait plus la force de lutter. Vaincue, elle demanda au fleuve de la libérer de ses tourments. Le message qu'elle a laissé soulignait, dans son émouvante concision, l'immensité de son chagrin. Ce mot, je l'ai trouvé sur le bureau de ma petite chambre. C'était un dimanche de novembre. J'étais allé voir un match de rugby et rentrais à la nuit tombante. Alors commença une soirée qui allait être terrible.

Un ciel bas et gris couvrait la petite ville. Dès le milieu de l'après-midi, le brouillard monta, noyant la vallée. D'invisibles gouttelettes en suspension dans l'air devenu opaque faisaient peser sur les êtres et les choses un manteau de malheur. Elles se sont à jamais déposées dans mon cœur. Aucune chaleur, aucune flamme n'ont pu en venir à bout. Les apparences sont souvent trompeuses: bon vivant, jovial, cultivant volontiers l'inclination gasconne à la plaisanterie facile, je garde secrètement la marque indélébile de ce soir de novembre où quelque chose en moi s'est brisé.

Comment oublier ces heures lugubres qui m'ont enlevé ce que j'avais alors de plus cher ! Rien n'a pu les effacer. Rien. Même dans ma vieillesse, qui se prolonge et me porte si loin des événements du 21 novembre 1924, je n'évoque pas ce souvenir sans me sentir envahi par une ineffable mélancolie.

Le soir même du drame, l'appartement de la rue des Frères-Faucher fut abandonné. Je n'y suis revenu qu'une fois, pour rassembler mes affaires personnelles. Puis, une dizaine de jours plus tard, pour l'enterrement, qui partit de là. Le corps de ma mère avait été retrouvé quelques kilomètres en aval de La Réole, sur la rive gauche, du côté de Barie. Une foule d'amis, impressionnante pour une petite ville, nous accompagna au cimetière.

Nous nous installâmes, mon père et moi, chez mes grands-parents, dans le quartier du Cugey. Nous disposions d'une grande chambre à deux lits, au deuxième étage. Nos deux fenêtres s'ouvraient en plein midi et donnaient sur une partie de la ville. Dans cette pièce claire et bien aérée, un antique bureau noir, étroit et haut perché, abritait sous son pupitre mes bouquins et mes paperasses de collégien. Quand j'y faisais mes devoirs, j'avais l'impression d'être le successeur de ces moines copistes que l'on voit dans les enluminures du temps jadis, penchés sur d'énormes manuscrits. Là s'arrêtait la comparaison, car mon écriture, remarquablement maladroite, n'avait rien de commun avec la calligraphie des scribes médiévaux.

Dans les longues soirées d'hiver, je rejoignais mes grands-parents dans leur cuisine. Il faisait bon dans la pièce, éclairée par la lueur du foyer autant, ou presque, que par l'ampoule parcimonieuse sous son abat-jour de fausse opaline. Une odeur de bois flottait autour de nous. De temps en temps, un coup de tisonnier dans les profondeurs de l'âtre faisait jaillir des étincelles et courir sur les bûches de fugaces flammèches. Ventru et asthmatique, le soufflet n'intervenait que lorsque le brasier commençait à défaillir.

Quand la conversation languissait, mon grand-père, assis au coin du feu, meublait le silence en sifflotant des airs qu'il avait joués avec la musique de son régiment (1878-1883), ou dans les orchestres des bals de fêtes locales. Il les accompagnait du martèlement de ses doigts sur les bois de sa chaise : c'était un modèle de justesse et de rythme.

Si la fantaisie me prenait d'étudier mes leçons dans la tiédeur de ce havre bien à moi, le silence s'installait, puis j'infligeais à mes “vieux” la lecture à haute voix de tel chapitre ou de tel texte. Quand j'en avais fini avec ces tâches scolaires, le commentaire de ma grand-mère était invariablement le même : “Mon pauvre drôle, comment peux-tu te mettre tout ça dans la tête ? Mon Dieu Seigneur !”. Au fond, mes grands-parents étaient très fiers de leur petit-fils.

Dès le lendemain de l'enterrement, j'étais revenu au collège. La plupart de mes camarades se montrèrent sensibles à mon deuil. Certains professeurs paraissaient à la fois gênés et compatissants. Tous firent preuve de tact et de gentillesse. Peu à peu, l'âge et le temps firent leur œuvre. Du moins en apparence. Repris par mon travail, par les jeux sportifs qui, sans doute, provoquèrent en moi une réaction salutaire, je redevins le potache qu'il est normal qu'on soit quand on a quinze ans. En vérité, je m'amusais avec un entrain suspect et gardais comme un lourd et tendre secret mes fréquentes visites à la tombe de ma mère. J'en revenais chaque fois bouleversé et me réfugiais en larmes chez mon oncle maternel Roger et ma tante Margot, seuls témoins de mon désarroi. Le chagrin s'était installé en moi comme un ami fidèle, un compagnon qu'on trouve sans le chercher.

Soudain, un autre événement vint bouleverser le petit univers que j'avais construit : mon père décida de se remarier. Quelques mois après le drame qui avait fait de moi un adolescent tourmenté, le destin, de nouveau, m'accablait.

Du même coup, il fut décidé que je serais interne au collège dès la rentrée d'octobre : il fallait bien libérer le futur ménage d'une présence dont on pouvait craindre qu'elle ne fût, d'emblée, encombrante. J'allais, pour les trois dernières années de mes études secondaires, devenir pensionnaire dans ma ville natale, à quelques centaines de mètres de la maison où une inconnue régnerait désormais sur tout ce qui avait appartenu à ma mère. Sur un foyer qui aurait dû rester le mien et d'où j'étais exclu.

Sans que j'aie jamais su si la pudeur l'emportait chez lui sur la commodité, mon père s'installa dans une autre maison, sur les quais, près de son chantier. Dans cet immeuble acheté à mon futur beau-père, fut mis en place tout ce qui rappelait un passé récent. Il fallait donc chasser le souvenir de celle qui était partie. Tout alla très vite. Trop vite.

Mon père avait rencontré, dès le printemps de 1925, une “dame-employée des P.T.T.” récemment nommée à La Réole. Cette veuve, de dix ans sa cadette, était une autodidacte qui aimait à proclamer : “À dix ans, je gardais les vaches”.

Vint la rentrée d'octobre. Je m'installai dans le grand dortoir du collège, nu, blanc, glacial. Pour les cinquante pensionnaires qu'il abritait se développaient “les deux rangées de lits pareils à des tombes d'enfants”, dont parle François Mauriac dans Préséances. Outre ces couches sommaires, la case du maître d'internat - le pion - entourée de rideaux blancs.

Un soir de novembre, à dix-huit heures - moins d'un an après la mort de ma mère - tandis que, penché sur mes bouquins, je faisais semblant de travailler, le maire de La Réole, de l'autre côté de l'esplanade des Tilleuls, à moins de cent mètres de notre salle d'études, unissait pour le meilleur et pour le pire - ce sera d'ailleurs pour le pire... - Georges Felon, entrepreneur de travaux publics, veuf de Marie-Antoinette Darolles, sans profession, et Carmen Beaujardin, veuve Crouzet, dame-employée des P.T.T. Ce second hymen permettait à ma belle-mère de démissionner d'une administration qu'elle servait sans enthousiasme. Elle épousait un “bourgeois de la ville”, un bourgeois un peu rouge, que le destin avait doté d'une âme d'artiste, d'un cœur “gros comme ça” et, surtout, d'un riche “tempérament”.

Cependant, une immense tristesse me pénétrait, avec la force que cet âge donne aux pensées les plus sombres. Au milieu de mes camarades, les uns studieux, les autres rêvant à d'impossibles aventures, dans cette salle d'études où régnait la douce chaleur du troupeau, j'étais seul, j'avais froid. Par je ne sais quel miracle de la routine, je parvins à finir mon travail. Il ne me restait plus qu'à accepter l'inacceptable.

Ce soir-là, à dix-neuf heures trente, comme tous les soirs que le bon Dieu fait, j'occupais ma place au réfectoire, dans le brouhaha d'une meute d'adolescents insouciants et bavards. Puis, dès vingt heures, je montais au dortoir où, dans le silence réglementaire, je retrouvais mon petit lit de fer rigide et anonyme comme un lit d'hôpital. À la longue, le sommeil m'emporta.

Les premiers contacts avec ma belle-mère, les jours de sortie, furent d'une banalité de bon ton. L'un et l'autre, nous “jouions le Jeu”. Mais je n'arrivais pas à me sentir chez moi. J'avais gardé ma chambre chez mes grands-parents, pour les congés. Chez mes “vieux”, je respirais à l'aise. C'était là mon vrai refuge. Une grande photographie de ma mère, comme on en faisait en ce temps-là, était accrochée au-dessus de mon lit. Dans la maison des quais, je n'étais qu'un hôte de passage, reçu “correctement”, mais sans chaleur. Visiblement, ma belle-mère ne me portait pas dans son cœur ; en retour, je ne l'ai jamais acceptée.

La vie quotidienne au collège se déroulait généralement dans un climat sans orages, propice aux efforts des bûcheurs comme aux longues rêveries des paresseux et aux vaines élucubrations des crétins. De temps en temps, un incident, provoqué ou né du simple hasard, mettait quelque animation dans le déroulement “des travaux et des jours”. En voici un petit exemple.

L'un de nos répétiteurs, modestes fonctionnaires, plus ou moins licenciés ès quelque chose et chargés de diriger les études surveillées - s'appelait M. Poulet (sic). Grand et sec, un visage ingrat du type gallinacé, mais une allure fort distinguée, toujours tiré à quatre épingles ! On lui prêtait des aventures. Bref, un Don Juan de sous-préfecture.

Sévère sans excessive méchanceté, tout désordre l'agaçait. Or certain soir, vers la fin de l'étude, qui durait deux heures et demie, la faune collégienne, d'elle-même, se mit doucement en branle. Une longue station assise, un silence prolongé dans une salle surpeuplée, tout poussait les potaches à donner un peu de jeu à leurs jambes ankylosées. La salle devint houleuse “comme une onde qui bout dans une urne trop pleine”. Et, à leur tour, langues d'aller bon train. Le bruit s'enflait dans un irrésistible crescendo. Surpris, puis tout à coup furieux, le grand Poulet dressé sur ses ergots lança un premier cri : “Quelle est donc cette régression ?”. Les plus forts en langue française s'entre-regardèrent : que voulait dire notre Cerbère ?

Naturellement, il n'eut aucun succès. Le brouhaha s'enfla comme s'il se nourrissait de lui-même. Alors tout empira. Pour je ne sais plus quelle raison -une réflexion farfelue lancée par un copain- je jetai dans le tumulte l'éclat de rire peut-être le plus sonore qui se puisse imaginer. Le grand Poulet eut vite fait de localiser cette manifestation d'insolente jubilation. De sa voix nasillarde, car il nasillait fortement, tel un coq enroué -ce qui aggravait son cas - il lança cette inoubliable imprécation :

“Felon, vous êtes une bande d'andouilles ! “

Visiblement, il perdait son self-control. L'expression “bande d'andouilles” ne laissait pas d'être choquante dans une bouche en cul de poule ordinairement si distinguée. Mais il faut comprendre. Lui aussi, le pauvre Poulet, il était assis depuis deux heures et trente minutes sur son estrade, derrière son bureau, face à la meute souvent prête à aboyer, comme ça, sans raison évidente. Devant le caractère insurrectionnel de notre agitation, il n'avait rien trouvé d'autre que de choisir un coupable assez solide pour supporter une faute plurielle (j'étais alors en Première). C'était un honneur pour moi : j'étais officiellement reconnu comme chef de bande (d'andouilles). Cela dit, les honneurs se paient : en bonne logique, j'aurais dû écoper de quelques heures de colle assorties d'un nombre respectable de vers latins à traduire en belle prose française. Il n'en fut rien; l'affaire n'eut aucune suite.

Quand le maître d'internat vint nous chercher pour nous conduire au réfectoire, le bruit cessa spontanément. Comme par miracle, le cher Poulet se montra, dans l'instant même, parfaitement rasséréné. À table, nous nous appliquâmes à ingérer les nourritures compactes proposées par M. le Principal. Lourdement lestés, quand nous montâmes au dortoir, on aurait dit une théorie de moniales.

Les maîtres d'internat - les pions - étaient plus près de nous. Plus jeunes que les vénérables répétiteurs, ils partageaient notre vie de pensionnaires : longues études du jeudi et du dimanche, promenades, réfectoire, dortoir.

Des deux pions que j'ai bien connus, Fernand Dupouy et Roger Mattéi, le premier s'est longuement attardé dans ces fonctions subalternes parce qu'elles lui permettaient d'assouvir sa passion majeure : le sport. Frère d'un international de rugby, Fernand était le remarquable arrière de l'équipe locale, le Sporting-Club Réolais. Grand et musclé, il pratiquait aussi la natation, et ce en toutes saisons. Il m'avait pris en amitié et me faisait l'honneur de m'associer, dans la mesure du possible, à ses activités sportives.

J'étais en Première quand il me persuada de l'accompagner, le dimanche matin, en plein hiver, sur les berges de la Garonne, à l'abri des “jetins”. Nous plongions dans l'eau froide du fleuve que recouvraient souvent des écharpes de brume. Nous nagions vigoureusement le crawl pendant deux ou trois minutes, puis, revenus à terre, nous nous réchauffions en courant dans la longue prairie de l'Ilet et en tapant dans un ballon de rugby, fidèle compagnon de nos ébats, même quand il “gelait à pierre fendre”. Nous avions l'impression de remporter sur l'hiver et sur nous-mêmes une exaltante victoire. Désormais, j'étais un homme.

Finalement, mon ami Fernand Dupouy épousa une charmante réolaise, se décida à affronter un concours administratif, fut reçu et partit pour Bordeaux où l'attendait un poste de contrôleur stagiaire des contributions directes.

Pendant mon année de Philosophie, Fernand fut remplacé par un garçon qui arrivait de Cholet, Roger Mattéi. Je devins tout de suite l'ami du nouveau pion. Il était fin, distingué, cultivé et, se piquant de littérature, préparait une licence de sciences physiques, qu'il obtint rapidement. De lui aussi j'ai gardé un très bon souvenir.

Dans le domaine du “pionnicat”, nous avions été gâtés, le Collège et moi.

Pour l'essentiel de son effectif, notre établissement était fréquenté par les fils de notables de la ville et des environs (certains étaient confiés aux grosses boîtes privées de Bordeaux). À ces collégiens bien nés, le baccalauréat ouvrirait toutes grandes les portes des Facultés les plus “lucratives” : Droit, Médecine, Pharmacie. Les boursiers, eux, élèves bien doués, se tourneraient plutôt vers les Lettres et les Sciences. À ce solide noyau s'aggloméraient, pour une durée plus ou moins longue, des éléments hétérogènes. Les plus nombreux étaient les fils de propriétaires aisés venus chercher à la ville un vernis sans éclat qui les distinguerait du "vulgum pecus” des campagnes, enfermé dans les modestes limites du Certificat d'Études. En somme, l'équivalent de ce qu'était la Pension pour les filles.

La plupart de ces gentlemen-farmers ne dépassaient pas le niveau de la classe de troisième. Ils avaient tous un trait commun : leurs caisses à provisions, solidement cadenassées, étaient les mieux garnies du collège, les plus riches en « cochonnailles” et autres denrées épaisses venues des cuisines familiales. Leurs parents inquiets voulaient bien que leur progéniture mâle prît sa petite place à la table de l'esprit, à condition que l'absorption des nourritures intellectuelles ne génât en rien celles d'autres aliments plus solides et, de toute façon, mieux assimilés.

Les menus étant réputés médiocres dans notre maison de la culture, il fallait bien à ces bœufs de labour de grasses compensations. Bazadais et Entre-Deux-Mers formaient notre arrière-pays, d'où nous venaient ces renforts de poids. Certains étaient d'ailleurs de bons copains, mais aucun ne partageait ses “provisions”. Les cadenas étaient solides.

À une catégorie voisine appartenaient certains fils de gros commerçants : ils venaient faire au collège quelques tours de piste, puis disparaissaient. Leur trait commun : ils étaient habillés “ comme des gravures de mode”. Négoce oblige... Deux sont restés dans ma mémoire : Loubière, dont les parents tenaient l'Hôtel du Lion d'Or à Marmande, et Hébrard, fils d'un grand cafetier de Langon.

Tous deux nous arrivaient par les trains du matin et, le soir, repartaient de même. Ce statut particulier de demi-pensionnaire abonné à la Compagnie des Chemins de Fer du Midi leur conférait une enviable originalité. Pour ceux qui étaient enfermés dans le “Bahut”, ils représentaient - tout est relatif - le vaste monde, les voyages, l'aventure, l'évasion. Hébrard jouissait en outre d'une cote personnelle hors du commun en dépit de son jeune âge, il occupait brillamment le poste difficile d'arrière dans l'excellente équipe de rugby du Stade Langonnais. Son nom figurait dans les chroniques sportives des journaux du lundi matin. Ce jour-là, son arrivée au collège prenait l'allure d'un triomphe romain. Au surplus, comme Loubière, camarade fort sympathique

De temps à autre, le collège voyait arriver quelques oiseaux rares, le plus souvent pour une courte escale : refoulés par les boîtes publiques ou privées de la région, ces garnements ou cancres de haute lignée devenaient vite célèbres par leur paresse, leur indiscipline ou une incontestable originalité. Ils repartaient comme ils étaient venus, promis à d'autres geôles. L'un d'entre eux, dont les parents étaient “à leur aise”, a réussi à devenir notaire.

Un événement capital eut pour effet d'enrichir agréablement la faune du collège : les jeunes filles furent autorisées à fréquenter les établissements scolaires jusqu'alors strictement réservés aux garçons.

Une circulaire du Ministre de l'Instruction Publique, le radical-socialiste François-Albert, parue en octobre 1924 (gouvernement du “Cartel des Gauches”), autorisa, dans un premier temps, l'admission des gamines dans les “classes élémentaires” annexées aux Lycées et Collèges.

Puis, peu à peu, à partir de 1925, nous vîmes arriver quelques belles compagnes plus ou moins effarouchées. Pendant les récréations, même par beau temps, elles devisaient sagement dans un angle du préau. L'entrée en scène du Chœur des Vierges eut deux conséquences bénéfiques. Primo : nous prîmes l'habitude de soigner notre tenue vestimentaire. On mit de l'ordre dans les tignasses et un peu de cirage sur les godasses. Quelques cravates firent même leur apparition, signe évident d'une heureuse évolution des mœurs. Secundo : très nette fut notre volonté de ne pas nous laisser damer le pion par un quarteron de pucelles. On travailla mieux et, le plus souvent, avec succès. Notre langage, naturellement imagé et viril, se mit à prendre un petit air de distinction. Je passe sur les quelques intrigues qui se nouèrent frileusement ; elles restèrent dans les limites de la ”civilité puérile et honnête”. Il va sans dire que l'on se vouvoyait, même si, par l'effet d'un miracle, des couples de tourtereaux parvenaient à savourer, dans quelque couloir peu fréquenté, une éphémère intimité.

Passée la tourmente de la Grande Guerre, les sports furent l'objet d'un irrésistible engouement. Nos jeux prenaient tous un caractère sportif.

En ce temps-là, les établissements scolaires étaient souvent dépourvus de terrains, plateaux, piscines et salles d'éducation physique. Dans la cour du collège, seul un sautoir, au reste fort médiocre, nous permettait de pratiquer la “hauteur” et la ”longueur”. Pendant la récréation du soir, avant les deux heures et demie d'étude surveillée, nous jouions au football. Deux équipes de onze joueurs (ou plus...), une petite balle pas trop dure (à cause des carreaux), des buts marqués par des poteaux de la marquise : c'était plus que rudimentaire, d'autant qu'il fallait feinter non seulement les adversaires, mais les arbres qui, nombreux, encombraient le "terrain”. En dépit de cette précarité, nous nous ébattions avec beaucoup d'entrain.

Ce n'est pourtant pas l'enseignement reçu en éducation physique qui pouvait nous inciter à pratiquer les jeux sportifs. Dans les petits collèges, point de “prof de gym” valablement formé. Une fois par semaine, un sous-officier de carrière, venant de Bordeaux par le train, nous faisait manœuvrer - c’est le terme qui s'impose - dans la cour du collège, de 16h15 à 17h. Engoncés dans nos vêtements qui, l'hiver, étaient lourds, alourdis encore par notre goûter avalé à toute allure, nous exécutions des exercices que je n'ose pas qualifier “d'assouplissement”. Une bonne partie de la séance était consacrée à des évolutions au pas cadencé, oiseuse préfiguration de la vie de caserne dont notre “professeur” était le vivant symbole.

Les hebdomadaires spécialisés, par contre, nous offraient de belles images sportives. Grâce à Match, au Miroir des Sports, au Sporting (et, pour les plus acharnés, au quotidien L'Auto (future Équipe), nous nous sentions proches de nos héros. Ces grands champions s'appelaient Jean Bouin (mort au champ d'honneur), Joseph Guillemot, Georges Carpentier, les frères Pélissier (Henri, Francis et Charles), le “ sultan” Sébédio et ses camarades rugbymen Yves du Manoir, René Crabos, André Béhotéguy, Adolphe Jauréguy, les “quatre mousquetaires” du tennis Jean Borotra, René Lacoste, Henri Cochet et Jacques Brugnon, plus la tenniswoman Suzanne Lenglen, beaucoup d'autres encore.

Je me persuade que le grand dessein de l'enseignement secondaire portait, au temps lointain de ma jeunesse, sur l'aisance et la sûreté, voire même l'élégance des moyens d'expression. Dans l'esprit même du génie de la langue, il convenait que les jeunes Français “cultivés” fussent capables d'exposer clairement leurs idées. À cette fin concouraient l'étude de notre langue, celle des langues anciennes et, dans une certaine mesure, des langues vivantes.

    Malheureusement, le “Programme “, très contraignant, allait de Rabelais et de Montaigne aux grands poètes romantiques. En d'autres termes, nous savions peu de choses sur Balzac et Stendhal, Rimbaud et Baudelaire. Nous passions à côté de Gide, de Proust, de Claudel, de Valéry sans les rencontrer. Un peu comme si, de nos jours, on ignorait tout, dans les lycées, d'Aragon, d'Eluard, de Camus, de Malraux, de Mauriac et de pas mal d'autres.

Pendant que j'apprenais par cœur des tirades de Corneille, Racine ou Molière et que je dialoguais en toute modestie avec Montaigne, Rousseau et Voltaire, l'entreprise de travaux publics, que mon père avait créée quelques années plus tôt, poursuivait sa fructueuse carrière.

Ma belle-mère ne put admettre que, ma première année d'internat terminée avec la classe de Seconde, j'aille me balader pendant les deux mois et demi des grandes vacances. En conséquence, et sans autre forme de procès, je fus condamné aux “travaux forcés” sur la drague et dans les chalands de la Maison Felon. Tous les jours de la semaine, de huit heures à dix-neuf heures, pour un salaire hebdomadaire de dix francs, j'allais magnifiquement bronzer, le torse nu en plein soleil, tout en assurant une tâche de manœuvre non spécialisé. La chambre que j'avais chez mes grands-parents, dans la haute ville, étant trop éloignée du chantier, on loua pour moi, dans une vieille maison des quais, inoccupée, une pièce minable où, éreinté, je pourrais dormir du sommeil lourd des prolétaires.

Chaque soir, couvert de sueur, je trouvais la force de piquer une tête dans le fleuve et de faire un petit parcours à la nage, pour me rafraîchir, avant de gagner la table familiale. Car, si j'étais très mal payé, j'étais convenablement nourri. Aucune bête ne peut travailler si elle ne reçoit pas sa pitance quotidienne.

Le 30 septembre, j'abandonnais mon poste et passais dès le 1er octobre du chantier d'extraction de grave à la classe de Première. Je retrouvais mon lit de fer dans le dortoir du Collège. Rôti par le soleil, musclé, un peu écœuré, j'allais reprendre sans transition mes entretiens avec Pascal et Chateaubriand, Cicéron et Virgile, Goethe et Schiller. Je me mis courageusement à l'ouvrage. Je souhaitais ardemment, grâce au bachot, conquérir mon indépendance. Secrètement, j'avais un compte à régler.

C'est pendant cette année de Première qu'eut lieu un événement insolite dont je fus l'un des héros. Une aventure au clair de lune.

En ce temps-là, de nombreux jeunes gens de La Réole hantaient, le dimanche, la charmante commune voisine de Gironde, qui ne s'appelait pas encore Gironde-sur-Dropt. Un essaim de jeunes filles en fleur y attirait notre petite troupe de corsaires en quête de bonnes fortunes.

À Gironde, comme partout, la fête locale était le point culminant des réjouissances publiques.

Elle durait deux jours, dimanche et lundi. Il n'était pas prévu que les internes du collège pourraient assister au bal du lundi soir plus intime, plus agréable que le Grand Bal du dimanche. Aussi décidâmes-nous, l'un de mes camarades et moi, de tenter l'évasion nocturne. Ce camarade, fils d'un médecin de Limogne, avait été exilé à La Réole à la suite de je ne sais quelles difficultés de parcours.

    À la nuit tombée, tandis que le maître d'internat, par trop confiant, travaillait dans sa chambre au lieu d'occuper son habitacle dans le dortoir, nous nous habillâmes en silence et, sortant du dortoir par la porte du fond, nous gagnâmes la cour du collège, puis le jardin du Principal, dont le mur de soutènement surplombe le Jardin Public. Là, deux éléments de la grille plantée dans le mur avaient été arrachés : on racontait que, pendant la Grande Guerre, le collège étant transformé en hôpital militaire, les soldats avaient trouvé ce moyen de “faire le mur”. Le trou ainsi offert permettait, en effet, de s'agripper à un arbre du Jardin Public qui se dressait le long de la maçonnerie. Nous utilisâmes sans le moindre mal cet itinéraire providentiel et posâmes bientôt nos pieds sur le sol du Jardin, c'est-à-dire du monde libre. Par la petite route de l'Illet nous parcourûmes allègrement les quatre kilomètres qui nous séparaient des félicités espérées. Quand nous arrivâmes, le bal battait son plein. Légitimement fiers de notre exploit, nous n'en cachâmes rien à nos aimables cavalières.

Sur les deux ou trois heures du matin, nous remontâmes dans le dortoir, fourbus mais ravis. L'affaire était secrète et la partie gagnée. Quelques jours plus tard, ce fut la catastrophe ! Quelque âme charitable, informée de notre présence au bal du lundi soir à Gironde, vint voir le Principal et dévoila le pot aux roses. Par bonheur, le drame fit long feu. Traduits devant le conseil de discipline, nous fûmes jugés avec une étonnante bienveillance. Il faut dire que j'étais l'un des “espoirs” du collège pour le baccalauréat, on m'infligea une peine dérisoire : une version latine supplémentaire ! Et une privation de sortie pour le dimanche suivant : c'était la moindre des choses. Comme il fallait éviter qu'il y eût deux poids et deux mesures, mon compagnon de fugue bénéficia de la même mansuétude. Plaisantes sanctions, eu égard à la gloire dont les rayons, désormais, illuminaient notre aventure au clair de lune. Que voulez-vous, nous étions à cet âge où, “quand le platane chuchote avec l'orme”, pour parler comme Aristophane, la saison des amours enfièvre les adolescents.

Vint enfin le temps du bachot, dans la deuxième quinzaine de juin 1927. Pour quelques jours, je m'installais chez mes cousins Felon, dont la fille cadette deviendra huit ans plus tard mon épouse. Pour les séries littéraires, l'écrit avait lieu dans le grand amphithéâtre de la Faculté de Droit, à l'ombre de la cathédrale. Aux yeux d'un collégien venu de sa campagne, cette salle était impressionnante, avec sa chaire terriblement magistrale et ses gradins de belle taille. Cet imposant vaisseau donnait, en quelque sorte, une première idée de l'enviable destin qui serait réservé aux lauréats de cet examen, alors prestigieux.

    L'oral fut sans histoire et je fus reçu avec la mention “assez bien”. J'ai su plus tard, grâce aux indiscrétions traditionnelles, que j'avais eu une bonne note en allemand et de très bonnes notes en français et en latin. Le reste avait suivi vaille que vaille.

    Je rentrai à La Réole en triomphateur. Il ne fut plus question de me faire passer les grandes vacances sur la drague et dans les chalands de l'entreprise paternelle. Ma grand-mère proclama “ urbi et orbi “ : “Pensez donc ! Un bachelier ! Ils n'ont pas osé.” Quant à mon grand-père, fier comme Artaban, il tint une conférence de presse chez Mothes, le coiffeur, sur le thème suivant : “ Mon petit-fils, un jour il sera ministre !”. Rien que cela. Ministre. Notez que, des ministres, il en faut, certes, et qu'on en voit de tout acabit. Mais pour mon brave grand-père…

Ma première satisfaction, à la rentrée suivante, fut d'ordre matériel. Le collège était pourvu de deux vastes dortoirs ; on avait vu grand. De mon temps, un seul était occupé, confié à un seul maître d'internat. La chambre de “ pion” correspondant au second dortoir était donc disponible. On me l'attribua ; c'était une vieille habitude de l'établissement. Au surplus, j'étais le seul pensionnaire des deux classes terminales, il n'y aurait pas de jaloux. Et l'on semblait avoir oublié mon “aventure au clair de lune” de l'année précédente, ma mention “assez bien” au premier baccalauréat, événement rarissime dans les annales du collège, avait puissamment contribué à établir une vérité dont je bénéficiais : il n'était pas nécessaire de me considérer comme un dangereux repris de justice.

    Libéré des contraintes du dortoir, je pouvais travailler tard dans la nuit, ou simplement bouquiner. Mais ce que j'appréciais le plus, c'était l'heure du réveil. J'aimais à me livrer à des exercices d'éducation physique et à de longues ablutions dans les lavabos du dortoir inoccupé. Il m'arrivait même, la salle étant très longue, d'y prendre des ”départs de 100 mètres”, pour cultiver ma ”pointe de vitesse”. Autre luxe appréciable : très attaché aux pratiques du plein air, j'ouvrais toute grande la large et haute fenêtre de ma chambre avant de me coucher, que la saison fût clémente, qu'il fît un froid de canard ou qu'un épais brouillard, montant du fleuve, enveloppât la ville. Enfoncé sous mes couvertures, je dormais comme un loir. L'hiver passa sans que j'attrape le moindre rhume.

Autre originalité de cette dernière année au collège en classe de Philosophie, nous n'étions que... deux élèves, Anne-Marie Denniel et moi. Nous ne retrouvions nos quatre camarades de la classe de Mathématiques Élémentaires que pour les cours de morale, de logique, d'histoire et de géographie. Pour l'allemand, j'étais seul... Nous nous entendions très bien, Anne-Marie et moi - en tout bien tout honneur -, mais notre classe manquait d'émulation !

Pendant une quarantaine d'années, la “chaire de philosophie” du collège avait été occupée par le père Weiss, un brave homme qui, en toute saison, était muni d'un parapluie pendant quarante ans, on l'appela “Pépin”. Il prit sa retraite au moment même où j'accédais à la classe de philo. Comme je l'ai dit plus haut, son successeur fut le professeur que nous avions eu en lettres pendant les deux années de Seconde et Première; licencié de philosophie, il attendait impatiemment ce poste. Son enseignement, incontestablement riche en données de tous ordres, nous semblait par trop “magistral”. Les cours qu'il nous dictait étaient interminables. Quant aux dissertations, il les voulait soumises à la rhétorique qu'il nous avait précédemment enseignée pour les compositions françaises. Bref, une pédagogie plutôt pesante, insuffisamment aérée. En vérité, le brave homme péchait par excès de zèle. Peut-être se sentait-il menacé et voulait-il se montrer au-dessus de tout soupçon. C'est, qu'en effet, son comportement, surtout à l'extérieur du collège, ne laissait pas d'inquiéter les personnes attentives à la bonne marche de l'établissement. Nous sentions que quelque chose allait se passer.

Effectivement, le jour de la rentrée de Pâques, nous vîmes arriver dans la classe, outre le Principal, l'Inspecteur d'Académie, M. Auriac, agrégé de philosophie (je ne me doutais pas que, quelques mois plus tard, je deviendrais un bon copain de son fils, le docteur Jean Auriac, maître d'internat chargé de l'infirmerie du Lycée de Bordeaux). Le hasard voulut que, ce jour-là, je fusse chargé de présenter à mes camarades le maître ouvrage de Durkheim : “De la Division du Travail social”. Le sujet m'intéressait, j'avais eu les vacances de Pâques pour le préparer.

Me voilà donc installé au bureau du professeur, M. Auriac ayant demandé qu'on ne changeât rien à l'emploi du temps. J'avais en face de moi mes cinq camarades de Maths. Élém. et de Philo, le professeur assis à ma place, plus ces deux auditeurs insolites qu'étaient l'Inspecteur d'Académie et le Principal. Pas trop décontenancé, je développai mon plan d'une voix de plus en plus ferme. Seul le professeur prenait des notes, car mon exposé d'une demi-heure devait être complété par la “critique” de notre maître. Ce dernier, tout en reprenant quelques points de détail - c'est la règle du jeu - me délivra un satisfecit très appuyé.

    Cette matinée hors du commun fut marquée par un autre épisode qui aurait pu avoir sur mon destin une influence considérable. Pendant la récréation qui suivit cette mémorable “ heure de cours”, M. Auriac me fit appeler dans le bureau du Principal et me demanda ce que j'avais l'intention de faire une fois bachelier. Comme je lui répondais que j'aimerais à préparer une licence pour devenir professeur, il me déclara, de cette voix posée qui donnait tant d'autorité à ses paroles : “Dans ce cas, il faut que vous demandiez la transformation de votre bourse d'enseignement secondaire en bourse de Première Supérieure, ce que vous obtiendrez à coup sûr. On vous enverra faire une année de “khâgne” à Bordeaux, puis, éventuellement, on vous confiera à une khâgne parisienne.

    Très flatté - et un peu décontenancé - je remerciai et sortis. Il eût été trop long d'expliquer à l'Inspecteur d'Académie que ma situation de famille rendait ce projet chimérique, puisqu'il était entendu qu'une fois bachelier je devrais subvenir à tous mes besoins.

    Quelques jours plus tard, notre professeur de philosophie fut muté - c'est du moins ce qu'on nous affirma - au Collège de Clermont-sur-Oise. Mutation insolite en pleine année scolaire... Nous apprîmes aussi que cette petite ville possède un important hôpital psychiatrique. On disait alors un ”asile d'aliénés”.

    Et nous vîmes arriver, pour les deux derniers mois de l'année scolaire, une toute jeune fille, étudiante à Bordeaux, agrégative de philosophie. Elle paraissait n'avoir que deux ou trois ans de plus que nous... Du jour au lendemain, tout changea. Léone Gauclère, strictement vêtue, souriante, un peu craintive face à ces grands gaillards, avait la beauté de l'intelligence. De sa voix calme, elle nous dispensa un enseignement qui faisait une large place aux discussions, au commentaire de textes majeurs, à la réflexion collective et, dans les dissertations, au libre exposé de nos connaissances et de nos idées. Une seule consigne : essayer d'aller au fond des choses. Les manuels n'étaient plus que des roues de secours. Nous passions ainsi d'une pédagogie solide mais contraignante à un vivant travail de l'esprit.


Les institutions humaines, même les plus modestes, cultivent religieusement des traditions qui sont leur chair et leur sang. C'est ainsi que l'Association des Anciens Elèves du Collège de La Réole tient une Assemblée Générale annuelle rituellement suivie d'un banquet qui est le plat de résistance de la journée. À ce dernier, est toujours invité un élève tenu pour le représentant symbolique de tous ses camarades. Pendant mon année de Philosophie, ce fut sur moi que tomba cet honneur d'autant plus redoutable qu'au dessert le collégien invité devait prononcer une allocution... Ô saine tradition !

Nous voilà donc, un beau dimanche de printemps, que j'aurais volontiers consacré aux plaisirs et aux jeux de mon âge, attablés dans l'une des salles du restaurant Boutaricq, de vieux messieurs et moi. Il va sans dire que je fais honneur à la chère prodiguée, mais me demande ce que je vais bien pouvoir dire tout à l'heure. Le repas est présidé par M. Broussin, issu d'une vieille famille réolaise. Principal du Collège de Royan, ce monsieur a été, m'a-t-on affirmé, le frère de lait de ma mère. Le dessert évacué, M. Broussin me donne la parole sans autre forme de procès. Me voilà dans de beaux draps ! Bon. Allons-y.

    Alors, dans des phrases, qu'inspire une innocente fourberie, je m'entends chanter les louanges de la vieille maison (ça leur fera plaisir), de son architecture aérée et de sa situation au cœur de la ville, de l'atmosphère (on ne disait pas encore “climat”), qui y règne, des progrès qu'on y fait. Prudemment, je parle de mes camarades, de nos exploits sportifs, bien plus que des professeurs, dont je ne cite aucun nom.

    Et je me garde bien de tout insolent parallèle entre le menu de choix qui vient de nous être servi et la pitance épaisse et fade que nous propose notre Principal - présent au banquet - dans un réfectoire d'une parfaite banalité. Finie cette accumulation de lieux communs, vient la péroraison, selon les règles d'une saine rhétorique : je suis, en somme (ô sainte hypocrisie !) le plus heureux des collégiens dans le meilleur des collèges possibles. On applaudit. La cérémonie terminée, un vieillard chenu, tout couvert de décorations, vient vers moi et me dit d'une voix chevrotante: “Jeune homme, vous avez le don de la parole. Vous devriez faire du Droit et de la politique”

Je remercie et, tournant les talons, reprends enfin ma liberté.

Les épreuves du baccalauréat de philosophie avaient lieu dans le grand amphithéâtre de la Faculté des Lettres, Cours Pasteur, encore plus impressionnant que celui de la Faculté de Droit. Quand j'y pris la place qui m'était assignée, j'étais loin de me douter que, un demi-siècle plus tard, Inspecteur d'Académie honoraire, je m'installerais dans la chaire magistrale pour y prononcer des conférences sous l'égide d'un Cercle universitaire dont je suis l'un des vice-présidents.

Pour l'heure, je me penchai sur un sujet de psychologie sur lequel j'allais disserter pendant quatre heures. J'obtins une note alors considérée comme assez exceptionnelle. Les “ Lettres” me réussissaient. Au premier baccalauréat, j'avais obtenu 13 en allemand, 15 en latin et 16 en composition française.

Revenons au Bac de Philo. Tout n'alla pas pour le mieux. La physique, l'histoire, la géographie et la cosmographie me jouèrent quelques vilains petits tours. Mais le désastre, qui me priva à coup sûr d'une belle mention, ce fut l'épreuve orale de sciences naturelles.

Finalement, en dépit de quelques notes plus qu'honorables, je fus reçu petitement, avec la mention “passable”. Quelle importance ? J'étais bachelier de l'enseignement secondaire (ce qui était, en fait, le premier grade de l'enseignement supérieur...). Muni de ce “sésame”, j'allais enfin pouvoir voler de mes propres ailes.

    Sept années de Collège ! Du gamin de sixième, insouciant et gâté, au bachelier que “les choses de la vie” ont blessé et mûri, quelle distance ! S'il m'est arrivé d'être malheureux au collège - et même très malheureux -, cela n'a tenu ni aux professeurs, ni à l'enseignement qu'ils nous dispensaient avec plus ou moins de succès. Ni même aux camarades ou à la vie quotidienne du “bahut”. Si j'y ai vécu des heures insupportables, je ne puis en accuser qu'une sombre fatalité.

L'une des anciennes élèves du collège les plus connues, mon amie Michèle Perrein, a publié, en 1973, un très beau roman, Le Buveur de Garonne. Dans la présentation qu'il en propose, l'éditeur Flammarion affirme :

Vivement, c'est-à-dire sans jamais quitter la vie, fût-ce d'un seul mot, Michèle Perrein nous mène où bat l'espoir, où s'abîment le rêve, l'illusion. Où se noue le drame. À ce moment précis où le parfum des acacias et l'or des jonquilles basculent dans le souvenir. Reste le fleuve.

Le fleuve. Notre Garonne. Nos acacias et nos jonquilles. Le vieux pays que nous aimons.



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