2. GLOIRE IMMORTELLE DES MES AÏEUX
Celui qui voudrait dénicher dans les branches majeures de mon arbre généalogique, à supposer qu'il soit possible de le dresser, des ministres, des archevêques, des généraux et des ambassadeurs, de fiers représentants de la noblesse d'épée, des notables gourmés de la noblesse de robe ou, simplement, de riches bourgeois obtus ou éclairés, bref de brillants ancêtres dont le souvenir serait resté vivace, celui-là serait déçu. Très déçu, car il n'y trouverait que des roturiers, de très petites gens, paysans ou artisans de village, attachés à la glèbe ou englués dans leur condition subalterne, réputés vaillants et honnêtes, les uns d'esprit très vif, les autres médiocres et bornés, tous besogneux, tirant au long des siècles le diable par la queue.
De toute façon, les recherches sont un art difficile. Quand on est de la roture, les heures qu'elles dévorent se révèlent hors de proportion avec les résultats obtenus, sinon légers, du moins peu convaincants.
C'est pourquoi, voulant éviter de me perdre dans les linéaments compliqués d'une ascendance obscure, j'ai décidé, par jeu, de me lancer simplement dans la reconstitution de la lignée verticale de mes ascendants mâles. L'entreprise n'était pas téméraire. Et ce pour trois raisons :
- Les archives municipales de La Réole conservent, outre les documents d'état civil nés avec la Révolution, une collection complète de Registres paroissiaux dont le plus ancien remonte à 1648.
- Par chance, il y a toujours eu, à chaque génération de ma lignée paternelle, au moins un garçon survivant.
- Enfin, circonstance au plus haut point favorable, tous ceux de mes ancêtres masculins en ligne directe dont j'ai pu dresser le relevé sans solution de continuité sont nés à la Réole. En outre, tous exerçaient la profession de cordier. En remontant la chaîne jusqu'à l'extrême limite qu'on puisse atteindre (fin du XVII° siècle), le fait est incontestable.
Je garde les photocopies des documents consultés. Modeste armorial roturier....
Je parlerai plus loin de mes grands-parents paternels et maternels. J'en viens tout de suite à mon arrière-grand-père paternel, Jean Felon, cordier, né à La Réole le 2 décembre 1822. Il s'y est marié le 22 août 1846 avec Marie Ithier, née le 3 avril 1830 à Marmande. De ce mariage, l'un des quatre témoins fut Jean-Baptiste Archu, instituteur communal à La Réole; il avait alors trente-quatre ans et devait finir sa carrière comme archiviste municipal et, tout ensemble, inspecteur primaire ! Arrière-petit-fils de Jean Felon, cordier, et de Marie Ithier, sans profession, je serai, dans les années 1960, l'inspecteur primaire de La Réole. Touchante coïncidence...
Mes arrière-grands-parents Felon eurent quatre enfants : mes deux grand-tantes Mathilde et Jeanne, mon grand-oncle Henri, ébéniste, une exception et mon grand-père Ferdinand, le cadet, cordier.
J'ai beaucoup entendu parler de mon arrière-grand-père. Sur ses vieux jours, on l'appelait "Pépé Chéri". Chéri étant d'ailleurs son prénom usuel. Son épouse était affectueusement appelée "Mémé Ithiérote". Elle était, m'a-t-on dit, charmante. On disait même qu'elle avait été, dans sa jeunesse “la plus jolie fille de Marmande". Pourquoi ne pas le répéter ? Il arrive, si l'on en croit Platon, que la beauté des corps annonce la beauté des âmes. Justement, notre «Mémé Ithiérote» était aussi aimable que belle...
Lorsque le cher brave homme, que tout le monde adorait tant il était d'un heureux naturel, eut perdu sa femme et se fut décidé à cesser de fabriquer des cordages, il vécut "par roulement " chez chacun de ses quatre enfants. Partout il était choyé. Octogénaire, il était resté jeune d'esprit : c'est là. à mon sens, un trait du caractère familial.
Le brave homme mourut victime du progrès. Alors qu'il allait de La Réole à Bordeaux, par le train, pour un séjour de quelques semaines chez sa fille Mathilde, qui tenait une épicerie au 28 de la rue de la Devise, dans le vieux quartier Saint-Pierre, il ne put assouvir un besoin des plus naturels ; en ce temps-là, les wagons de 3ème classe n'avaient ni couloirs, ni toilettes; les voyageurs étaient prisonniers dans leur compartiment. Pépé Chéri dut "se retenir", infligeant à sa vessie une épreuve qui fut fatale.
Quand il arriva à la gare Saint-Jean, à Bordeaux, il était trop tard, la faculté était impuissante. Il mourut rapidement, chez sa fille, d'une crise d'urémie, le 12 octobre 1907, à quelques mètres de la maison du Dr. Rivière, père de l'écrivain Jacques Rivière, ami de François Mauriac. L'enterrement eut lieu le 14 octobre, en l'église Saint-Pierre. Bref, pleuré de tous les siens, Pépé Chéri disparut sans avoir infligé à ses enfants la charge d'un grabataire qui n'en finit pas de mourir.
Mon trisaïeul, Jean Felon, cordier, est né à La Réole le 26 Frimaire An IX de la République (18 décembre 1800):
"Acte de naissance n° 24 - Du Vingt sept Frimaire, l'An neuf de la République Fr. Acte de naissance de Jean Felon, né le 26 dudit mois de frimaire à quatre heures du soir, fils de Jean Felon, profession de cordier, demeurant à La Réole département de la Gironde, et de Françoise Thoumazeau, mariés. Premier témoin Jean Faure, âgé de cinquante six ans, profession de cordonnier, demeurant à La Réole second témoin Daniel Jamet, âgé de vingt trois ans, profession de boucher, demeurant aussi à La Réole. Sur la réquisition à moi faite par Jean Felon, le père de l'enfant, j'ai rédigé le présent Acte et ouï le déclarant et les témoins. Signé : Jean Felon père, Jean Faure, Daniel Jamet. Constaté par moi, Jean-Jacques Soizeau Saint-Martin, maire de la Ville de La Réole, faisant ici fonction d'Officier public de l'État-Civil soussigné.
Soizeau Saint-Martin, maire.
J'ai tenu à reproduire ici cet acte de naissance, le seul de mes archives qui relève du Calendrier Révolutionnaire.
Le Jean Felon de l'An IX de la République épousa Jeanne Conil, qui ne savait pas signer (en patois, un «conil », c'est un lapin ; on trouve plusieurs Conil et Counil dans la région). De ce trisaïeul, père de « Pépé Chéri», je ne sais pratiquement rien, si ce n'est que, fils de la Révolution, il était "voltairien" et athée (autre trait caractéristique de notre famille). Il aimait, paraît-il, à proclamer: "Mon Dieu, s'il en est un, sauvez mon âme, si j'en ai une !». Ce qui, sur le plan de la spéculation philosophico-théologique, n'allait pas très loin....
Son père, mon ancêtre à la cinquième génération, était Lembert Felon, cordier, né à La Réole le 10 juin 1778, baptisé le 11 juin. Il tenait son prénom de son parrain Lembert Chavitte, tailleur. Dans l'acte de baptême du Registre paroissial, le patronyme est écrit “Fellon”, mais il est rectifié sur la table alphabétique de 1778, où il porte le n° 96. Taillé en Hercule, on disait de lui qu'avec son pouce il couvrait une pièce de cent sous, c'est-à-dire un écu de cinq francs en argent, pièce d'une belle dimension. Évidemment...
Une anecdote, dont il fut le héros, est restée dans nos mémoires.
En ce temps-là, un bateau à vapeur, "La Garonne" faisait le service Bordeaux-Langon, voyageurs et marchandises. Sa chaudière consommait une trentaine de bûches de pin par heure de chauffe. Venons au fait. Lembert Felon empruntait "La Garonne" pour aller livrer ses cordages à des négociants bordelais. De La Réole à Langon, et vice-versa, il faisait la route... à pied, soit une quarantaine de kilomètres aller et retour. Un jour qu'il rentrait à La Réole, portant dans un sac, outre l'argent qu'il avait tiré de ses cordes, quelques objets achetés à la ville, et qu'il longeait le fleuve - c'était son itinéraire habituel - il fut attaqué par un malandrin, sans doute au fait de ce petit voyage et décidé à voler au cordier le produit de sa vente. Peine perdue : mon aïeul eut vite fait, bien que la nuit fût tombée, de reconnaître son agresseur, petit chenapan local. "A quos tu, milladious?" (C'est toi, mille dieux ?). Il commença par lui infliger une première raclée, puis l'obligea à marcher devant lui en portant le sac, tandis qu'il le tenait en respect avec son gourdin. Arrivés à La Réole en cet amusant équipage, mon aïeul reprit son sac et pour faire bonne mesure, flanqua au coquin une seconde et magistrale raclée. Ayant ainsi réglé ses comptes, le brave homme ne souffla mot de cette aventure à la maréchaussée. Il considérait que ce jeune malandrin était un petit voleur sans envergure, donc sans avenir. Il ne fut plus jamais attaqué sur les bords de la Garonne entre Langon et La Réole.
Mon aïeul à la sixième génération, Hugues Felon, cordier, fut baptisé à La Réole le 12 mai 1747. D'après l'acte de baptême, il était né dans la nuit du 11 au 12 mai, de Pierre Felon, cordier, et de Marie Dumas, son épouse. À noter que l'on baptisait alors les enfants immédiatement après leur naissance, tant était grande et foudroyante la mortalité des nouveau-nés. Les parents habitaient "sur le port de la ville". Le parrain était Hugues Dumas, batelier, oncle de l'enfant, la marraine Jeanne Ducos, épouse de Jean Ducos, batelier. Ils ne savaient pas signer. Seule figure sur l'acte la signature du curé Lacourt.
Mon aïeul à la septième génération, Pierre Felon, cordier, est né à La Réole. Je n'ai pas retrouvé son acte de baptême. Il a dû voir le jour entre 1715 et 1724. Par contre, je dispose de son acte de mariage avec Marie Dumas, en date du 4 février 1744 :
N° 30 - Acte de mariage de Pierre Felon et de Marie Dumas :
" L'an 1744, le 4 février, après avoir publié (...) la cérémonie des fiançailles faites en cette église le 3 dudit mois entre Pierre Felon, cordier, fils légitime de feu Gabriel Felon et d'Elisabeth Béberon d'une part, et Marie Dumas, fille mineure légitime de Philippe Dumas, batelier, et d'Anne Bellon mes paroissiens, d'autre part, et après avoir publié au prône des messes paroissiales les bans de leur mariage les dimanches 19 et 26 du mois de janvier dernier et 2 du présent mois de février, sans avoir découvert aucun empêchement, je soussigné, curé, du consentement des père et mère de l'épouse et de leurs autres parents, leur ay donné la bénédiction nuptiale avec les cérémonies prescrites par la Sainte Église, en présence de Philippe Dumas père de l'épouse, d'Hugues Dumas, batelier, de François Felon, marchand cordier, parents et témoins, dont le dernier a signé, non les autres pour ne sçavoir."
Signé : François Felon, Lacourt, curé.
Mon aïeul à la huitième génération est donc ce Gabriel Felon dont le fils Pierre, cordier, se marie le 4 février 1744 avec Marie Dumas. De Gabriel, j'ignore tout : date et lieu de naissance, profession, mais je me persuade qu'il est né dans le Réolais et qu'il était cordier. De toute façon, sa naissance se situe entre 1680 et 1700, sous Louis XIV...
J'en suis donc réduit à une hypothèse touchant le plus ancien de mes aïeux mentionnés dans un acte officiel, celui du mariage de son fils. Mon exploration généalogique a atteint la limite de ses certitudes dès le premier quart du XVIIIe siècle. En amont de 1727, les Registres paroissiaux de La Réole ne mentionnent plus mon patronyme. Voici d'ailleurs la pièce la plus ancienne concernant ma famille :
N° 119 - Baptême de Jean Felon :
" L'an 1727, le 27 juin, je sous-signé curé de La Réolle ay baptisé un fils de Pierre Felon, cordier, et de Marie Cazaux mariez ensemble. Cet enfant est né hyer à trois heures après-midi. Le parrain a été Jean Felon, cordier, et la marraine Anne Bertrand qui n'ont signé pour ne sçavoir."
Signé : Lacourt, curé
Mes ancêtres seraient-ils venus de contrées plus lointaines dans la seconde moitié du XVII° siècle ? Mon père racontait, d'après une tradition orale évidemment fragile, que nos ascendants auraient été scieurs de long en Limousin. Attirés par un climat plus doux et par l'animation régnant le long des fleuves, ils auraient abandonné les hautes terres froides pour la vallée prospère, où ils devinrent cordiers dans la bonne ville de La Réole.
Quoi qu'il en soit, je suis très satisfait d'avoir pu remonter jusqu'à la huitième génération dans l'ascendance directe du côté paternel. Et je remercie notamment le curé de La Réole, l'abbé Lacourt, prêtre de ma ville natale pendant la première moitié du XVIII° siècle. Il m'a été agréable de constater, grâce aux documents d'État Civil et aux registres paroissiaux, que les liens de parenté et la longue fidélité à un même métier dans une même cité font de mon ascendance paternelle une petite dynastie roturière dont l'existence est pratiquement attestée depuis la seconde moitié du règne de Louis XIV.
Apparaissent aussi, dans les actes, de nombreux bateliers. Il convient de souligner ces alliances fréquentes entre familles de cordiers et familles de bateliers.
C'était le petit peuple vivant sur le port grâce à l'activité qui régnait sur le fleuve et ses rives, artère palpitante reliant Toulouse à Bordeaux
"On comptait alors un port tous les deux kilomètres. Un peuple de mariniers, de haleurs, de fabricants de cordages, de constructeurs d'embarcations et de négociants emplissait les villages riverains. Au printemps, la pêche à l'esturgeon et au saumon était intense. Comme, en raison des crues, il était impossible d'établir des ponts durables, les passeurs s'activaient partout"
Marc-Ambroise Rendu, La Garonne, Le Monde du 25 février 1979
C'est bien dans ce grouillement d'hommes et de travaux que ma famille a vécu pendant trois siècles. Le tout dernier cordier de la dynastie a été mon grand-père dont je fus parfois, dans mon enfance et mon adolescence, l'aide et le manœuvre appliqué. Quant à mon père, avant d'embrasser d'autres carrières, il a fait, au début du siècle, le Tour de France comme compagnon cordier...
Bref, aussi loin qu'on puisse remonter dans le passé, les bateaux, les cordages, la pêche, le fleuve ont longuement peuplé l'univers familial d'un labeur acharné, d'heures calmes et lentes, d'homériques colères et de joies méritées : les travaux et les jours d'un microcosme bien tempéré.
Voici, dans mon arbre généalogique, une branche solide.
Si vous consultez le Nouveau Larousse illustré (huit volumes) des années 1900, ou le Larousse du XX° siècle, ou bien encore “Les Bordelais célèbres du XIX° Siècle”, vous y trouverez de longues notices concernant Joseph Felon, peintre, sculpteur, pastelliste et lithographe, né à Bordeaux en 1818, mort à Paris en 1896. Là, c'est du solide. Pour le plaisir, j'ai examiné, aux Archives Municipales de Bordeaux, les documents nécessaires, dont les données recoupent exactement celles que j'ai puisées dans les Registres d'État Civil et paroissiaux déposés à la Mairie de La Réole Joseph Felon est mon lointain, mais incontestable parent.
Les critiques ont dit de lui qu'il a fait preuve de plus de facilité que d'originalité. Jugement sévère. Il reste que ses œuvres sont nombreuses et variées et que, pendant de longues années, il a exposé au Salon de Paris. Ci-dessous quelques exemples :
- Buste en marbre du chirurgien Nélaton pour l'Institut de France.
- La Navigation, marbre exécuté pour Napoléon III
- Même sujet pour le Musée du Havre Buste du baron Gros pour le Musée d'Art moderne (1887)
- Mort de Mgr. Affre, tableau pour le Ministère de l'Intérieur
- Six tympans d'arcade pour la décoration du nouveau Louvre
- Nymphe chasseresse pour le Musée de Bordeaux.
À cette liste, fort incomplète, il convient d'ajouter une grande statue de pierre du philosophe médiéval Gerson, exécutée pour la façade de la Sorbonne (1874). Quand cette dernière, complètement rénovée de 1885 à 1901, a pris son nouveau visage, la statue du chancelier de l'Université, éminent théologien et "Docteur très chrétien", fut acquise par la Ville de Bordeaux et placée à gauche de l'escalier du grand amphithéâtre de la Faculté de Droit, Place Pey-Berland. On peut l'y voir et lire, fortement gravé sur son socle, le nom de Joseph Felon. Au printemps 1986, ma fille a visité au Grand-Palais l'Exposition “La Sculpture française au XIXe siècle”. Elle y a vu une petite statue en bronze de Joseph Felon, Blanche Felon et sa fille". Œuvre touchante, et touchante rencontre.
Je dirai enfin qu'un jeune écrivain bordelais, Jacques Sargos, publiant en 1984 un charmant ouvrage, “Voyage au cœur des Landes”, l'a partiellement illustré de belles lithographies de Joseph Felon. Ce dernier, à mon sens, fut un artiste "officiel” bien installé dans le Second Empire et les premières années de la IIIe République, adroit, fécond, sans que le souffle du génie ait jamais soulevé son œuvre. Il faut se contenter de ce qu'on trouve dans sa musette.
J'ai peu connu ma grand-mère maternelle, Marie Gillard, née en 1868 à La Réole, morte à Brest en 1913: j'avais alors quatre ans. Mon grand-père, Jean-Marie Darolles, né en 1862 dans le Gers, est mort à La Réole en 1923 : j'avais quatorze ans. Voilà pour l'état-civil.
Mon grand-père maternel était donc gersois. Autant dire gascon. Il fut d'abord maréchal-ferrant à Villecomtal-sur-Arros, village de l'Astarac, aux confins des Hautes-Pyrénées, à quatre kilomètres de Rabastens-de-Bigorre. Villecomtal est un charmant village qui s'allonge au pied d'une croupe boisée.
Au cours d'un voyage dans les Pyrénées, nous y avons séjourné, ma femme et moi, et y avons vu une vieille tour et un porche fortifié qui racontent quelque histoire du temps passé. Grâce au témoignage de vieux habitants qui se souviennent encore du maréchal-ferrant, je crois avoir repéré l'emplacement de la forge de mon grand-père. J'ai pu, en outre, prendre copie de l'acte de naissance de ma mère, qui a vu le jour le 21 octobre 1887. Ma bonne grand-mère, dont on vantait la douceur et le dévouement, eut sans doute le mal du pays. Le jeune ménage vint s'installer à La Réole quelques années plus tard.
Mon grand-père Darolles était un homme de cheval au sens le moins huppé de l'expression ; il avait l'art de parler aux bêtes, de vivre en amitié avec elles. Quant à ma grand-mère, issue d'une famille de restaurateurs, son destin était tout tracé. Mes grands-parents Darolles achetèrent l'Auberge du Cheval Noir, que tiendrait l'épouse, tandis que son mari, pourvu d'un cheval et d'une voiture, serait le fier cocher des personnes de qualité dépourvues d'équipage ou des voyageurs de commerce venus battre la contrée. L'Auberge, où je suis né, était, selon les “Cahiers du Réolais”, la plus vieille de La Réole. Elle figurait sur des documents d'archives depuis le XVII° siècle. Placée à l'entrée ouest de la ville sur l'ancienne route Bordeaux-Toulouse, elle était un relais pour les diligences.
Vers 1910, mes grands-parents maternels vinrent nous rejoindre à Brest, où mon père appartenait à la Musique des Équipages de la Flotte. Je me souviens très vaguement de la petite épicerie qu'ils tinrent près de chez nous, à Recouvrance, à deux pas du Grand-Pont tournant de la Penfeld. C'est là que ma grand-mère mourut d'une maladie de cœur. Bien que je ne fusse pas baptisé, je l'appelais “marraine” ; elle me gâtait et je l'aimais beaucoup, mais je n'ai gardé de cette charmante aïeule qu'un souvenir extrêmement confus... C'était en 1913. Elle avait quarante-cinq ans.
Resté à Brest, mon grand-père reprit son vrai métier : il dirigea l'importante écurie d'une entreprise de transports, sur le Port de Commerce.
Quand nous regagnâmes La Réole, en 1919, il rentra au pays avec nous. Là, encore une fois, il acheta cheval et voiture et recommença à circuler dans la campagne environnante. Il fut l'un des derniers dans la région à exercer ce métier que l'automobile faisait peu à peu disparaître. Il mourut bientôt, à l'âge de soixante-et-un ans, en 1923. Un mal implacable, comme on dit, le terrassa en quelques semaines, dans sa maison de la Rue Neuve. Sous la chambre mortuaire, qui était au premier étage, une grande remise. Avec la voiture et le cheval.
Ma grand-mère paternelle était une sainte femme, d'une honnêteté cristalline et d'un inépuisable dévouement. Dans notre famille où régnait un patois gascon, elle représentait une race venue d'ailleurs ; une étrangère, en quelque sorte. Marguerite-Hortense Couillard était, en effet, une « Gavache ». Née le 19 novembre 1860 à Landerrouet, dans la basse vallée du Dropt, elle était la fille unique de Jean Couillard et de Jeanne Bois, cultivateurs besogneux. Mais qu'est-ce donc qu'un “Gavache” ? Et quelle est donc cette vallée du Dropt, si discrète et cachée qu'on ne la connaît guère ?
Si vous consultez une carte du Bassin de la Garonne, vous remarquerez sur la rive droite du fleuve un modeste affluent qui prend sa source à Capdrot en Périgord et rejoint la Garonne à Caudrot, entre La Réole et Langon. Tel est l'état-civil de cette rivière, formulé en termes très clairs :
- Capdrot (caput Droti), c'est évidemment la tête, le point de départ.
- Caudrot (cauda Droti), c'est la queue, le point final. De l'un à l'autre serpente un charmant petit cours d'eau portant des moulins fortifiés qu'admirent les amateurs de vieilles pierres.
Le Dropt creuse son lit dans un paysage qu'on appelle chez nous la “Gavacherie”. Qu'est-ce à dire, et quid des “Gavaches” ? Il s'agit, en l'occurrence, de faits historiques connus et d'un phénomène linguistique original. 1453 : la bataille de Castillon met un terme à la Guerre de Cent Ans. Les Anglais s'en vont. Les derniers combats ont ravagé la région et ruiné l'économie. D'où la nécessité d'une véritable colonisation, par l'apport de populations aux forces intactes. On fait appel à des immigrants de langue d'oïl : Saintongeais, Angoumoisins, Poitevins, et même Tourangeaux, Angevins et Bretons. Ces nouveaux venus forment en terre gasconne deux colonies de langue française : la Grande Gavacherie au nord du département de la Gironde, la Petite Gavacherie à l'est.
D'où viennent les mots “Gavacherie” et “Gavaches” ? C'est tout simple : les Gascons restés au pays ont donné à ces pacifiques envahisseurs le nom de “Gabaïs” , terme péjoratif qu'il faut prononcer “Gabayes”.
Outre les malheurs de la guerre, l'Entre-Deux-Mers avait subi les ravages de la peste qui, entre 1505 et 1526, anéantit de nombreux villages dans toute la contrée. D'où l'importance de l'immigration gavache, qui se poursuivit d'ailleurs jusqu'au XVIII° siècle. Les “estrangers” affluèrent, s'installèrent dans les bourgades, fondèrent des hameaux.
La “Petite Gavacherie”, pays natal de ma grand-mère, c'est la région de Pellegrue, Castelmoron d'Albret et Monségur, juste au nord de La Réole. La vallée du Dropt est son grand axe. Le saintongeais qu'on y parlait au début de la «colonisation» a survécu, mais il est largement contaminé (comme disent les linguistes) par le gascon, auquel il a emprunté de nombreux traits.
Mes arrière-grands-parents parlaient, eux, un dialecte saintongeais quasiment intact. Ma grand-mère, mariée avec un Gascon, a peu à peu adopté un patois de langue d'oc, mais garda toute sa vie la nostalgie de la langue de son enfance.
J'ai ouï dire que mon trisaïeul de la branche Couillard avait reçu en héritage de vastes et bonnes terres qui s'étendaient sur les communes de Landerrouet, Neuffons et Mesterrieux, dans cette vallée du Dropt où le métier de cultivateur, pour pénible qu'il fût, trouvait son juste salaire dans l'abondance et la variété des récoltes. Seulement, voilà : l'ancêtre des années 1800, fort instruit quoique “autodidacte” pour son temps et pour son milieu, se disait disciple de Rousseau et des grands écrivains du siècle des Lumières. Soutenant avec Jean-Jacques que les progrès des sciences et des arts ont contribué à corrompre les moeurs et que l'état de nature est le plus grand des biens, il laissa ses terres en friche et consacra tout son temps à la vague surveillance d'un vague troupeau de moutons, ce qui lui permettait de se plonger à longueur de journée dans la lecture des philosophes. En suite de quoi, robuste fainéant plein de verve et d'esprit, il mourut dans le plus grand dénuement. Mon père disait : “Si le pépé Couillard avait été un peu moins encyclopédiste et un peu plus agriculteur, nous serions maintenant de riches propriétaires terriens”.
Bref, ma grand-mère Felon, née Couillard Marguerite-Hortense, fut la fille unique d'un ménage de paysans pauvres de la vallée du Dropt. Les riches laboureurs étaient rares ; il fallait qu'ils fussent à la tête de grandes et belles propriétés. La misère était fort répandue dans les campagnes.
Et que dire de la “pédagogie” dont bénéficia ma grand-mère dans la petite école de Landerrouet qu'elle ne fréquentait que dans la mesure où les travaux des champs et les menues tâches domestiques lui en laissaient le temps ? Elle m'a raconté que, pour l'essentiel - c'était vers la fin du Second Empire - elle avait appris les travaux à l'aiguille et les textes sacrés en langue latine. Dieu merci, elle apprit aussi à lire. Le miracle, c'est que, plus tard, pratiquant régulièrement, religieusement les feuilletons de La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, elle parvint à acquérir une honorable maîtrise de la langue française. Je me moquais d'elle parce que ses lectures étaient du genre Chaste et flétrie, de Charles Mérouvel. Quoi qu'il en fut, elle écrivait des lettres dont le style et l'orthographe étaient fort acceptables. Pourrait-on en dire autant, aujourd'hui, de nombre d'adolescents qui pullulent dans les collèges et les lycées ?
La pauvre femme acceptait mes railleries avec une admirable patience, car elle savait qu'il n'y avait pas dans mes propos la moindre méchanceté. Même quand je lui disais : “Menou - c'est ainsi que je l'appelais - tu manques d'instruction”.
Au vrai, elle m'adorait. J'étais son seul petit-fils. Les choses de la vie firent de moi son enfant bien-aimé.
Amusante manie venue du fond des âges : ma bonne grand-mère truffait littéralement ses propos d'aphorismes ou d'expressions pittoresques.
D'abord ce qui venait de son éducation religieuse :
Arrivais-je chez “mes vieux” avec quelque retard ?
“Mon Dieu Seigneur. Mon Dieu miséricorde ! Je t'ai attendu toute la sainte journée.”
Me reprochait-elle de trop courir fêtes et distractions ?
“Mon pauvre drôle, tu es comme le Gloria Patri, on te trouve à tous les feuillets.”
Puis ce que lui inspirait une inaltérable honnêteté, avec, tout ensemble, des jugements percutants sur celles et ceux - surtout sur celles - dont elle se méfiait… En exergue une sentence majeure :
“Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée”. Avis aux “entretenues” !
Les faiseuses d'embarras étaient des “caguelirettes”, terme obscur qui devait être l'équivalent de “mijorée”. Quant aux hypocrites, elle les fusillait sans pitié :
“Oh, celle-là, avec son air de deux airs…”
Ce qui est évidemment le comble de la duplicité.
Dans le même ordre d'idées, toute situation ambiguë, donc digne d'intérêt, entraînait cette affirmation :
“Il y a là plus que du commun”.
Enfin les expressions nourries d'un vigoureux réalisme, sans qu'il convienne de jamais y trouver un esprit de grossièreté :
Entendait-elle marquer au fer rouge les personnes acariâtres, difficiles à aborder ?
“Il est comme un bâton merdeux : on ne sait pas par quel bout le prendre”.
Quand elle cuisinait et que les choses n'avançaient pas à sa convenance sur le trépied dans l'âtre ou sur le petit réchaud à l'alcool, elle s'exclamait :
“Ce poêlon à l'hiver au cul”.
On ne saurait mieux dire.
Ainsi vivait ma bonne grand-mère Felon, entre sa cuisine, ses proverbes et ses feuilletons. Outre cela, de tempérament très inquiet, elle craignait que les pires ennuis ne tombent sur les êtres qu'elle aimait. Telle la grand-mère Clotilde dont parle Maurice Genevoix dans Trente mille jours, elle était “entre toutes encline aux
alarmes excessives et aux transes”. Quand elle parlait de ses émotions, de ses craintes, de ses frayeurs, elle disait : “Un tremble m'a prise” ou bien “Mon sang n'a fait qu'un tour”.
Ce tempérament tourmenté ne l'empêchait nullement de s'affairer à longueur de journée. Elle était de ces femmes du menu peuple qui travaillaient du matin au soir, presque cachées dans la pénombre d'un foyer sans éclat : le ménage, le jardin, l'atelier du mari. Et surtout ne rien laisser perdre, calculer au plus juste, économiser sou par sou un sens aigu de l'épargne, faute de quoi la gêne s'installerait dans la maison.
Cela se retrouvait jusque dans les soins qu'on se donnait, dans la petite médecine familiale, la moins coûteuse. C'était le règne des tisanes, des “remèdes de bonne femme” (il faudrait d'ailleurs dire “de bonne fame”, c'est-à-dire de bonne réputation). Chez mes grands-parents, la bourdaine triomphait. Ce breuvage émollient y faisait des miracles.
Je revois encore le beau visage de ma grand-mère, fin et régulier, dont les traits étaient à peine altérés par les rides de l'âge. Ses yeux montraient son âme ; l'humilité et la bonté leur donnaient une merveilleuse douceur.
Comme elle usait souvent du mot “miséricorde”, je la taquinais en m'exclamant : “Misericordia, misericordiae - la misère des cordiers”. Le trait était lourd... Elle me répliquait avec son bon sourire : “Tu as bien raison, mon pauvre drôle. La misère des cordiers... Il nous a souvent manqué dix-neuf sous pour faire un franc !”
Quand je voulais gentiment l'accabler, “Menou, lui disais-je, tu es vieille comme les sept péchés capitaux”. “Eh oui, mon Dieu Seigneur !”
Mon grand-père Felon était, d'une certaine façon, le contraire de ma grand-mère. Non point qu'il fût mauvais homme, loin de là ! Comme elle, honnête et vaillant. Mais égoïste, très préoccupé de sa personne, de son bien-être, de ses modestes plaisirs. Jaloux de sa tranquillité, alors que son épouse était l'abnégation incarnée. Jaloux aussi de son autorité, impatient, piaffant devant l'obstacle, quand ma grand-mère dépensait des trésors de longanimité. Cela dit, bien que leurs caractères fussent vivement contrastés - peut-être du fait même de ce contraste -, et en dépit de quelques orages vite apaisés, ils firent bon ménage. Longtemps. Très longtemps.
Lui, il avait, si j'ose dire, trois cordes à son arc. Trois talents qui, bien affirmés, dessinèrent la trame de sa vie. D'abord le métier de cordier, ancestral, vraiment venu du fond des âges. Puis la musique, pour laquelle il était très doué. La pêche enfin qui fut en quelque sorte sa passion, Maître-ès-Arts halieutiques, il déclara la guerre aux poissons de Garonne vers 1868. Les choses de la vie lui imposèrent quelques interruptions : service militaire de cinq ans à Bayonne (dans la musique militaire), courts séjours à Bordeaux et à Brest. Puis le combat reprit, depuis le perré aux pierres mal jointes ou les graviers des bords de la Garonne. Il ne cessera qu'en 1944, quand l'extrême vieillesse le tiendra prisonnier au logis. Soixante-seize ans d'une lutte inégale... Ce fut d'ailleurs sa seule bataille. Trop jeune lors de la Guerre de 1870, il était trop âgé pour celle de 1914. La seule dont il eut vraiment à pâtir fut celle de 1939. Les gens de condition modeste manquèrent alors de tout ; les vieillards étaient sans doute les plus sensibles à la dureté des temps.
Il est juste de noter que mon grand-père a quand même porté l'uniforme, et pendant cinq ans... C'était la loi. Né le 6 janvier 1858, il fit son service militaire à Bayonne, au 49° régiment d'infanterie, de 1879 à 1884. Il y apprit la musique et parvint à se hisser jusqu'au poste flatteur de trombone-solo de la musique du régiment.
Les articles fabriqués à la corderie étaient tous vendus sur le marché du samedi. Point de magasin en ville. Simplement le “banc” au foirail. Très vieille institution que ce marché hebdomadaire. Il fait l'objet d'un paragraphe dans la Charte de 977 ; ci-dessous le début de ce texte :
13° Statutum est forum in villa Regula in die Sabbathi. Dominus de Gironda Tenet in hoc foro in feudum de Priore justiciam mercati.
(De tout temps il a existé à La Réole un marché le samedi, et le seigneur de Gironde y tient en fief du Prieur les droits de justice)
La réglementation du marché fut reprise dans les Nouvelles Coutumes de la Ville de La Réole, rédigées en 1255, en présence d'Édouard, fils aîné et héritier d'Henry, Roi d'Angleterre, et ce
“et an boluntat de tota la communaltat de la bila de la Reula a qui present”
(du consentement de toute la communauté de la Ville de La Réole ici présente)
Un autre texte du 10 décembre 1377 réglemente sévèrement la vente des cordes :
107° - “Du consentement de plusieurs bourgeois et habitants ici présents, il est ordonné et décidé, pour le profit du seigneur roi et le bien commun de la ville, d'établir ce qui suit : à savoir que quiconque portera dorénavant des cordes pour les vendre au marché devra les tenir liées par le milieu sans mettre au milieu des cordes de qualité inférieure. Etc...”
Et, pour que nul n'en ignore,
“Loqual ordonensa l'avant dit prebost et li abant ditz juratz feren cridar et publicar en la dita bila afin que degun per ignoransa no se poscos excusar.”
(Cette réglementation sera proclamée et publiée dans la ville sur l'ordre du prévôt et des jurats, afin que personne ne puisse s'excuser en arguant de son ignorance.)
En ces temps éloignés on ne plaisantait pas avec la qualité. Pour faire bonne mesure, on brûlait les cordages de mauvaise qualité et des sanctions pécuniaires frappaient les fraudeurs :
“six sous d'amende dont la moitié ira au seigneur et la moitié aux jurats de la ville.
C'est donc au marché (baptisé “foire” une fois par mois quand s'y ajoutait le commerce des bestiaux) que mon grand-père, pendant cinquante-cinq ans, a vendu des cordes dont la qualité était reconnue par tous les acheteurs de la région. C'était “de la belle ouvrage”, dans la grande tradition de l'artisanat. Avec un courage et une habileté hors du commun, mon grand-père avait construit de ses mains - au sens fort de l'expression - un atelier de cent mètres de long, entièrement couvert, à la sortie de la ville en direction de Bordeaux, sous la côte de Frimont.
Travaillant poutres et planches comme un vrai charpentier, posant les tuiles avec l'adresse d'un vrai couvreur, il n'utilisa aucune aide extérieure.
C'était, là encore, du beau travail. À l'abri des ardeurs du soleil et des intempéries de la mauvaise saison, il pouvait filer le chanvre, fabriquer ses cordes, ses câbles et sa fameuse “ficelle à tabac” pour les séchoirs de la région.
Mes grands-parents paternels habitèrent deux maisons à La Réole. D'abord celle de la rue de Gironde, un peu au-dessus du restaurant que tenaient mes grands-parents maternels. Puis, à partir de 1923, la maison qu'ils achetèrent dans le quartier du Cugey, sur les hauteurs de la ville, près de la route de Monségur. Ces deux maisons avaient un beau jardin, dont les principaux ornements étaient le puits et la tonnelle de chasselas.
De beaux figuiers aux larges feuilles couvaient dans leur ombre chaude de savoureux desserts dont je me régalais. Ici et là, des plates-bandes tenues avec un soin extrême. D'où de substantielles et précieuses récoltes. Au Cugey, quelques rangs de vigne ; mes vieux en tiraient un breuvage fort apprécié les jours de canicule, la “piquette”, légèrement acide, très peu alcoolisée. La tonnelle du fond du jardin jouait un rôle très particulier. Les chasselas, le lierre épais accroché au mur de clôture attiraient tout un peuple de grives et de moineaux. Bien calé dans un vieux fauteuil réformé, le « pépé », armé d'une simple carabine, faisait des massacres. De ces pauvres oiseaux, qui avaient cru à la bonté de l'homme, ma grand-mère faisait de savoureuses brochettes bien entrelardées, cuites au feu de sarment. Bref, le jardin contribuait utilement à la nourriture ordinaire du vieux ménage. À quoi s'ajoutaient les poissons de Garonne, rapportés en abondance.
Mon grand-père enseigna l'art du trombone à un certain nombre de jeunes gens, dont mon père, qui fut son meilleur élève et atteignit dans cette spécialité un niveau assez exceptionnel. Il fut aussi mon professeur de solfège, lors d'un long séjour que je fis à La Réole en 1916. Âgé de six ans, je parcourais allègrement, en “chantant” les notes, les exercices du “Solfège des Solfèges” de Rodolphe, qui était alors le manuel en vogue.
Toute sa longue vie, mon “vieux” a hanté les graviers et les pierres du perré de la Garonne. Le dimanche, quand il exerçait son métier. À peu près tous les jours une fois “inactif”. Ma grand-mère le rejoignait au bord de l'eau dès qu'elle en avait fini avec ses tâches ménagères. Très doucement - car il ne fallait pas faire le moindre bruit, sous peine de provoquer un drame -, elle s'installait sur son pliant, à distance respectable du seigneur de la gaule, et se livrait à de menus travaux à l'aiguille, pour ne pas perdre de temps. Sur ces berges vers lesquelles montait l'odeur un peu fade de la vase et de l'eau du fleuve, le vaillant cordier et la diligente épouse goûtaient le charme des heures silencieuses. Parfois, le cri fugace d'un oiseau ou, beaucoup plus loin, le bruit amorti d'un moteur. C'était une autre époque.
La table de mes grands-parents était à la fois modeste et confortable. Le menu de la semaine avait ses classiques. Le lundi était le jour des haricots blancs, parfumés au lard, arrosés d'huile “pour faciliter la digestion” ; les belles saucisses achetées le samedi à la charcutière du marché, “la Bazadaise” (Mme Escoubet), venaient en renfort. Le vendredi, c'était la morue “à la bordelaise”, avec force pommes de terre bouillies et le bel ornement de la persillade. La morue était alors le poisson de mer du pauvre. Le samedi triomphait le pot au feu, qui fournirait le dominical potage au vermicelle : prestige du “bouillon gras” ! Bœuf et légumes formaient une masse fumante et odorante. Le dimanche était le jour de gloire, voué au poulet rôti. La broche tournait toute seule devant l'âtre où flambaient des bûches de chêne ; le jus tombait dans le long plat de fer où la chaleur des braises faisait mijoter les frites. Le mécanisme d'horlogerie qui actionnait la broche comportait une sonnerie qui facilitait la surveillance de l'opération. De temps en temps, le poulet cédait la place au lapin, ce lièvre des humbles.
Par souci d'une bonne hygiène, plus encore que par esprit d'économie, mes grands-parents, pendant les vingt dernières années de leur vie, ne prirent pour leur repas du soir qu'un bol de lait teinté de café dans lequel ils trempaient des mouillettes de pain rassis enduites d'une pellicule de beurre : salutaire frugalité.
Ainsi vécurent mes deux “vieux”, qui gardent une grande place dans mes souvenirs et dans mon cœur. Fini le temps de la grande corderie de la côte de Frimont, mon grand-père avait installé un atelier sommaire sous un appentis, face au jardin. C'est là que, les jours de congé scolaire, je “tournais la roue”, pour soulager un peu ma grand-mère; humble manœuvre, j'étais heureux de rendre service à mes deux “vieux”, qui étaient si bons pour moi.
Le fier cordier confectionna ses derniers cordages jusqu'à l'extrême limite de ses forces, et tint de même son “banc” au marché du samedi. À l'âge de soixante-dix-huit ans, il cessa toute activité professionnelle. Seuls l'occupèrent désormais, outre les ultimes parties de pêche, les soins que réclamait le jardin. Là encore, ma grand-mère prenait sa part de la besogne. Épuisant ses dernières ressources physiques, elle faisait preuve de tout le courage dont elle était capable.
Ferdinand Felon fut le dernier maillon de cette lignée d'artisans cordiers dont j'ai pu reconstituer la chaîne, sans la moindre solution de continuité, jusqu'au XVII° siècle.
Il disparut au bon moment, juste avant l'ère du nylon.
Mes grands-parents Felon moururent de vieillesse dans leur maison du Cugey. Elle, le 13 juillet 1946. Lui trois mois plus tard, le 13 octobre.
Ils reposent dans le cimetière à flanc de coteau, face à un paysage virgilien qu'atteignent rarement les brouillards de la vallée. Sur leur petite tombe blanche, une simple colonne tronquée porte une plaque de marbre :
Ferdinand Felon 88 ans
Hortense Felon 87 ans
De ma mère, je parlerai peu. Non point qu'elle n'ait occupé dans mon existence qu'une place médiocre. Bien au contraire, du fait même de sa disparition dramatique et prématurée, elle n'a cessé de m'accompagner tout au long de ma vie et de ses vicissitudes, depuis le jour maudit où je l'ai à jamais perdue. Nul n'a pu mesurer ma peine.
Je l'ai déjà dit : Marie-Antoinette Darolles - appelée couramment Hélène - est née à Villecomtal, dans le Gers, le 21 octobre 1887. De Jean Darolles, vingt-cinq ans, maréchal-ferrant au village et de son épouse Marie Gillard, dix-neuf ans, sans profession. À la mairie, le 22 octobre, les deux témoins furent Jean-Baptiste Duffau et Bernard Cazaux, instituteurs retraités.
Alors que leur fille était âgée de deux ans, mes grands-parents abandonnèrent cette région de l'Astarac qui occupe le sud-ouest du département du Gers et vinrent s'installer à La Réole, ville natale de ma grand-mère. Hélène Darolles vécut l'enfance banale des petites gens : l'école communale, puis le travail au “Cheval Noir”, le restaurant familial, où la besogne ne manquait pas.
À une cinquantaine de mètres au-dessus du «Cheval Noir» vivait une famille de cordiers : le père, la mère et les deux fils. L'aîné de ces derniers, Georges, était depuis l'enfance le camarade d'Hélène. Au fil des années, ce jeune homme, auréolé du triple prestige de Compagnon du Tour de France, de champion cycliste et de Premier Prix du Conservatoire de Bordeaux, devint ce qu'il était depuis de longues années : le compagnon élu. Après les fiançailles qu'imposaient la coutume et la décence, mon père et ma mère “passèrent devant Monsieur le Maire”. Le 24 mai 1908, M. Jean Felon, couramment appelé Georges, Second-Maître de la Musique des Équipages de la Flotte, âgé de vingt-trois ans, domicilié à Brest (Finistère) et Mlle Darolles Marie-Antoinette, sans profession, âgée de vingt ans, domiciliée à La Réole, furent unis par les liens du mariage. Puis ce fut le départ pour la Bretagne, pour la pluie et le crachin, très loin du soleil gascon. Comment la jeune épouse allait-elle supporter son exil ? D' heureuses circonstances facilitèrent grandement son adaptation. À cette époque, la Musique de la Marine comptait de nombreux représentants de la Gironde, qui se regroupaient volontiers dans une atmosphère de chaude amitié. En terre celtique, c'était comme un îlot auquel il faisait bon s'amarrer. J'ai retenu les noms de Désarnaud (du Porge), Destout (du Cap-Ferret), Vermis (de Barsac) et surtout les frères Laban, de Meilhan-sur-Garonne, Alban et Roger. Les deux lot-et-garonnais épousèrent deux sœurs de Camaret, commune du sud de la Rade de Brest. D'où l'originale complexion de ce petit monde où Gascogne et Bretagne faisaient bon ménage. Ma mère devint l'amie intime des deux dames Laban. L'un des deux couples, celui de Roger Laban, habitait tout près de chez nous, rue Armorique. Leur fille Nelly fut ma camarade d'enfance.
Nous, nous étions au 23 de la Rue Borda. C'était Recouvrance, quartier célèbre dans le monde des marins. De nos fenêtres, on dominait la grande cour du “Deuxième Dépôt des Équipages de la Flotte”, où la Musique avait son siège. C'est là que ma mère vécut de mai 1908 au mois d'août 1919. Quand nous revînmes au pays, elle eut beaucoup de chagrin de quitter ses amies.
Que dire d'autre ? Elle avait un caractère ouvert et enjoué ; elle recherchait la compagnie, la conversation, la chaleur des amitiés durables. Sa gaieté était franche ; elle aimait raisonnablement les plaisirs et ne dédaignait point les plaisanteries, les bons mots. Mais, loyale et fière, elle ne pouvait souffrir la moindre morsure, le moindre affront. Or la vie allait la mordre cruellement. Courageuse, elle tenta de faire face. L'amour qu'elle éprouvait pour mon père finit par lui être fatal. Soudain, elle refusa de porter plus longtemps un fardeau devenu intolérable. Un jour de novembre 1924, elle décida de mettre un terme à ses tourments.
Loin de lui reprocher de m'avoir abandonné, de n'avoir pas eu la force de survivre pour rester auprès de moi, je compris qu'elle avait gravi un dur calvaire. Sa détresse morale était immense. Elle a beaucoup souffert.
Mon père, lui, aimait passionnément la vie. D'une intelligence peu commune, vif et facilement emporté, doué d'une adresse manuelle quasiment diabolique et d'un tempérament d'artiste assez exceptionnel, volontiers raisonneur, largement autodidacte, égoïste, jouisseur et, tout ensemble, généreux et sensible, vaillant et honnête, très marqué par le souvenir de parents probes et laborieux, bref personnage fortement contrasté, il avait ce qu'il est convenu d'appeler une riche nature... Si riche que, non sans quelque apparent paradoxe, il a causé pas mal de dégâts.
Il est né un 14 juillet. En 1885, à La Réole. À trois heures du matin. Les familles du menu peuple n'ont pas d'archives. Les seuls documents dont je puisse faire état outre les extraits des Registres paroissiaux ou d'État-Civil sont les pages que m'a laissées mon père, qui aimait à écrire et ne s'en priva pas dans ses dernières années : comportement banal que j'imite sans retenue.
Il me paraît intéressant, pour ce qui concerne son enfance, puis son entrée dans le monde des adultes, de citer quelques extraits de ses notes :
“Je suis né de parents honnêtes et vaillants, mais pauvres comme l'étaient aussi ceux qui les avaient engendrés. Ma vie a donc commencé dans la gêne, mais une gêne adoucie en raison de l'incroyable bonté de mes parents et de mes grands-parents.
Notre petite entreprise familiale fabriquait des cordes pour la grande corderie Pignot, rue Malbec à Bordeaux. Le travail de mon père y était apprécié ; aussi n'eut-il aucun mal à y trouver une place de contremaître qui lui donnerait moins de travail, moins de tracas et un peu plus d'argent. Nous nous installâmes au 113 de la rue Malbec, puis, ce logement étant trop petit, mon père loua une échoppe au 184 du cours Saint Jean (actuellement cours de la Marne). Je fus inscrit à l'École communale de la rue Saint-Charles (actuellement rue Jules-Guesdes). Je venais d'avoir six ans.”
Un beau jour, mon père se perdit dans les rues de la grande ville. On eut du mal à le retrouver. Mes grands-parents en furent tellement effrayés qu'ils décidèrent d'expédier le gamin chez ses grands-parents maternels, dans la campagne réolaise.
“Dans les campagnes, à cette époque, la pauvreté paraissait normale. Elle était presque générale ; on la supportait mieux que dans les grandes villes”.
La commune de Landerrouet, où habitaient mes grands-parents maternels, n'avait plus d'école ; il fallait fréquenter celle de Mesterrieux, commune voisine (4 km.). On me présenta à l'instituteur, M. Boitaud. Son école n'avait qu'une seule classe partagée en deux par le bureau du maître et le poêle, qui était au milieu. Les filles d'un côté, les garçons de l'autre. Située près du bourg, cette école recevait les enfants de trois ou quatre communes.
À midi, je prenais mon repas sous le préau, en compagnie de presque tous les élèves. Il était simple, ce repas, et comprenait presque toujours, avec un “quignon” de pain, un petit fromage que ma grand-mère savait préparer avec du lait de chèvre. Le tout arrosé d'une petite bouteille de “piquette” que mon grand-père faisait avec un bois-debout, petit tonneau défoncé d'un bout, avec des pommes et des pruneaux ramassés dans les haies. Quelquefois, à la place du fromage, j'avais un ou deux sous à dépenser chez l'épicier de Mesterrieux pour acheter une sardine à l'huile ou une “bille” de chocolat.
Voilà donc dans quelles conditions j'ai commencé à patauger dans ma vie. On faisait, en tout, avec les moyens du bord. Mon équipement pour l'école n'était pas compliqué. Ma grand-mère m'avait confectionné, avec les deux bas d'un pantalon usé de mon grand-père, deux sacs auxquels elle avait cousu une grosse lie faisant bandoulière. Dans l'un de ces sacs était mon petit nécessaire d'écolier, dans l'autre mon repas de midi.”
Revenant plus loin sur ses “repas d'écolier”, mon père parle des jours fastes où il mangeait un morceau de lapin rôti, où quelques noix corsaient le menu, où il disposait d'assez d'argent pour acheter non pas une, mais deux sardines à l'huile chez le vieil épicier de Mesterrieux, le père Malapert. Et il ajoutait :
“En ce temps-là, dans les familles pauvres, il n'y avait jamais de vin. On mangeait de la viande de boucherie trois ou quatre fois par an. Pour le café, c'était la même chose. Une fois pour Noël, une autre pour le Premier de l'An, une troisième fois pour la Fête de l'Agneau et enfin pour la fête locale.
Nous ignorions complètement les jouets. Quelques privilégiés jouaient à la toupie, qu'on appelait le "cibot".
Mais revenons à l'école de Mesterrieux. Le père Boiteaud utilisait une méthode originale pour tenir ses ouailles en respect. Sans se lever de sa chaire, il frappait les chahuteurs à l'aide d'un long roseau. Mon père eut l'idée diabolique d'entailler fortement le roseau magistral en son milieu. Et l'inévitable arriva. Alors qu'il se préparait à frapper quelque trublion, le roseau se cassa net en deux parties égales. Fou rire collectif. Sanction non moins générale si le coupable n'avait pas le courage de se dénoncer :
“Afin de ne pas laisser ses soupçons peser sur mes camarades, j'avouai et fus naturellement gratifié d'une belle punition qu'il me notifia tout en me flanquant une bonne raclée : j'étais chargé du balayage de la classe pendant un mois. Tout rentrait dans l'ordre normal des choses et j'en fus réellement soulagé, mais c'est peut-être à ce moment-là que j'ai compris la grandeur de la vérité et la place éminente qu'elle occupe - ou devrait occuper - dans la justice. Au fond, notre instituteur était un brave homme.”
C'est ainsi que mon père fit ses humanités à l'école rurale mixte de Mesterrieux (quarante élèves de 5 à 13 ans). Il n'alla jamais plus loin dans le cursus universitaire.
Inspecteur à Bordeaux, j'ai été chargé pendant quelques années de quatre Cantons du Réolais, dont celui de Monségur. Ce qui m'a donné l'occasion de visiter l’école de Mesterrieux, hantée par l'ombre de M. Boiteaud et par celle des garnements qui la fréquentaient à la fin du siècle dernier. J'ai revu avec émotion la vaste salle de classe que je connaissais déjà, tant mon père me l'avait souvent décrite. Elle est maintenant coupée en deux par une cloison, et je suppose que les deux institutrices qui y exercent reçoivent ensemble moins d'élèves que n'en accueillait à lui seul le bon M. Boiteaud. Le poêle central a disparu. Les routes sont goudronnées. La campagne s'est motorisée. Les coups de bambou sont interdits dans les écoles. La jeune candidate à laquelle j'ai fait subir les épreuves de son Certificat d'Aptitude Pédagogique dans l'une des classes de Mesterrieux a été honorablement reçue
Les années passèrent. Mes grands-parents revinrent à La Réole où ils montèrent une nouvelle entreprise de corderie. Mon père, devenu un solide adolescent, travaillait à la corderie et se perfectionnait dans l'art du trombone à coulisse (mon grand-père jouait fort bien du trombone à piston). Survint alors un autre événement :
“À cette époque, la coutume, pour les ouvriers, était de faire le Tour de France ». L'un de nos ouvriers, un nommé Delsue, qui l'avait fait, m'en parlait tous les jours, et j'eus la plus grande envie, de prendre, moi aussi, le départ. Le 19 mai 1901 - j'allais avoir 16 ans - avec l'autorisation de mon père, le Maire de La Réole me délivra un "Livret d'Ouvrier".
Le 28 mai, je pris le train pour Nantes, dont je voulais faire mon point de départ. Tout près de Nantes, je fus embauché à la Corderie Delhomme, dont le patron était originaire de Tonneins. Ce premier séjour fut bref. La plupart des autres le seraient aussi : il était alors d'usage de rester peu de temps chez un même patron, afin de voir du pays et de changer souvent de méthode ou de travail, bref d'apprendre à être complet dans les diverses tâches du métier. Je repartis le 16 juin : c'était le démon du Tour de France. Alors commença ma longue marche à pied, comme l'exigeait la longue tradition du compagnonnage. J'allai travailler dans la grande usine Bessonneau à Angers, et fis partie de la musique de cette entreprise. Deux mois plus tard, ce fut Saumur, puis Tours, Le Havre, Graville-Saint-Honorine et Fécamp. Le tout à pied. C'est là qu'allait prendre fin mon aventure.
À Fécamp, en effet, je fus tour à tout cordier et... auxiliaire du maître-baigneur. Je nageais fort bien, et le professeur de natation qui régnait sur la plage avait besoin d'un adjoint. C'est ainsi que je fis prendre son bain, tous les jours et tout l'été, à Louis Fabulet, charmant homme de lettres alors très connu parce qu'il était, avec son ami Robert d'Humières, le traducteur en français des œuvres de Kipling... En même temps, j'étais trombone à l'orchestre du Casino. Je me plaisais dans cette ville. Après la saison, faute de travail dans les corderies fécampoises, je me fis embaucher à la Bénédictine comme… rinceur de bouteilles ! Cependant j'étais trombone dans la Musique Municipale et trombone-solo dans celle de ladite Bénédictine.”
Mon père évoquait avec émotion sa belle aventure du Tour de France. Quand il racontait l'accueil des “mères-aubergistes” et rappelait la solidarité qui unissait les compagnons, il en avait les larmes aux yeux.
Je crois que l'histoire de ces jeunes hommes tournés vers l'avenir et riches d'une vocation enthousiaste autorise à parler d'une élite ouvrière. Certes, il y avait bien, dans le nombre, quelques têtes brûlées, voire même quelques chenapans, mais, pour l'immense majorité, le goût de l'ouvrage bien faite et le sens de l'entraide les faisaient accéder à une sorte d'aristocratie du travail manuel.
En novembre 1902, rappelé par son père, le compagnon Georges Felon quitta Fécamp pour La Réole, où il travailla dans la petite entreprise familiale. Comme il circulait à bicyclette pour placer des cordages chez les revendeurs des environs, mon père constata qu'il avait “un bon coup de pédale”. Il se mit donc à participer avec succès à des courses locales. Plus tard, il sera champion militaire de la Gironde dans l'épreuve des 100 km. Mais l'aventure cycliste la plus pittoresque de l'auteur de mes jours mérite une mention.
En ce temps-là (nous sommes en 1903), chaque étape du Tour de France était “doublée” par une course pour les amateurs de la région, sur le même itinéraire. Les locaux partaient bien avant les professionnels de la Grande Boucle. Voilà donc mon père engagé dans l'étape Toulouse-Bordeaux (268 km). Il gagne la Ville Rose par le train et s'aligne fièrement avec les pédaleurs régionaux. Mes grands-parents, tout ensemble fiers et inquiets, l'attendent au-dessus de La Réole, au sommet de la côte de Frimont, avec... un poulet froid. Hélas, trois fois hélas ! Ils ne verront pas arriver leur champion... Ce dernier, peu après le contrôle volant de Moissac, est pris dans une chute générale à l'entrée dans le Lot-et-Garonne, exactement à La Magistère, et va atterrir délicatement sur un gros tas de silex aimablement déposés au bord de la route par le service vicinal. Légèrement blessé, mais fort dépité, le champion et son vélo un peu ébréché rentrent à La Réole par le train. Le poulet froid sera consommé le lendemain, à la table de famille.
C'est un peu plus tard que mon père, désireux de faire de sérieuses études musicales, “devance l'appel” et se fait engager dans la musique du 57° Régiment d'Infanterie de Bordeaux. Le chef de musique, Barnier, a vite fait de le remarquer, lui confie un trombone flambant neuf et l'expédie au Conservatoire :
“Je me rendis rapidement rue du Palais-Gallien, où se trouvait le Conservatoire, et j'eus la chance d'y rencontrer le Directeur, M. Pennequin. Il m'accompagna lui-même dans la classe de trombone. Le professeur, M. Lautier, me pria de jouer une étude de Bléger, en présence du directeur et de quelques élèves. Après cette audition, M. Pennequin me dit d'aller l'attendre dans son bureau, où il arriva presque aussitôt. Il me remit une lettre pour mon chef de musique, puis, en me serrant la main, prononça cette phrase qui me combla : "Jeune homme, vous m'avez fait plaisir tout à l'heure dans cette étude qui n'était pas facile."
Voilà comment se sont déroulés mes premiers contacts avec le vrai monde de la musique. Je n'oublierai jamais ces moments où trois musiciens de talent, Barnier, Pennequin et Lautier, ont éveillé en moi le désir d'être un jour un instrumentiste sortant de l'ordinaire”.
La musique du 57° était installée dans la caserne de la rue de Cursol, où la vie quotidienne était moins contraignante qu'à la caserne Xaintrailles. “Les soirs d'été, rappelle François Mauriac dans Un adolescent d'autrefois, la fanfare du 57° donnait des concerts au Jardin-Public.”
Dans ces années 1900, le roi d'Angleterre fréquentait Biarritz et la France mettait à sa disposition une musique militaire. Sur une carte postale que mon père envoya à sa fiancée, Hélène Darolles - ma mère -, on voit, dans la cour d'un hôtel de Biarritz, la musique du 57° en grand uniforme, baptisée pour la circonstance “Musique personnelle de S. M. Édouard VII”. Le chef, M. Barnier, porte toutes ses décorations. Les cinq trombones sont debout au troisième rang, instruments en main. Sous le képi de gala, on reconnaît parfaitement le visage de mon père. C'était la belle vie.
Finalement, en juillet 1906, ce fut le triomphe. Mon père obtenait le “Premier Prix, premier nommé”. J'ai retrouvé un fragment d'un hebdomadaire bordelais dont les bureaux étaient au 15 des Allées de Tourny.
D'un long article sur les concours du conservatoire, j'extrais les lignes ci-dessous :
“Les concours d'instruments à vent ont eu le record de calme : résultats peu discutés ? Absence de compétition ? Citons cependant, parmi les lauréats, M. Felon, un trombone qui nous paraît appelé à figurer du côté des meilleurs virtuoses de ce difficile instrument.”
C'était le début de la gloire... Mon père partit pour Brest où était organisé un concours pour le recrutement d'un trombone-solo de la Musique de la Marine (l'appel du grand large...). Vainqueur de haute lutte, il fut incorporé le 24 novembre 1906 au Deuxième Dépôt des Équipages de la Flotte. Son “Livret de Solde” m'a appris qu'il était premier-maître dès le 22 janvier 1909. Officier-marinier, il terminera sa carrière, en 1919, en qualité de chef de la Musique de la Flotte française de la Méditerranée et de la Mer Noire.
Je parlerai plus loin, peu ou prou, des nombreuses étapes de la vie de cet homme hors du commun, tour à tour attachant, étonnant, décevant.
3. INNOCENT ET JOYEUX
Dès que je plonge dans mon enfance, j'y vois plusieurs lieux se confondre, maints décors se juxtaposer. Quand bien même un certain flou rendrait leurs contours incertains, ils forment un paysage composite, idéalisé et pourtant bien réel, où mes souvenirs vagabondent. Que la plupart de ces formes se perdent dans les brumes du temps - crachin de Brest ou brouillards de Garonne - ou qu'une vive lumière inonde soudain tel sommet reconquis, telle heure privilégiée, tout y devient concret, charnel. Bref, ce monde est à moi et, quels que soient les difficultés et les périls de l'aventure, je revendique le droit de me souvenir.
D'abord le ciel qui m'a vu naître. À l'instar des volontaires qui, en 93, à l'appel de la Convention, partaient joyeusement de ma ville natale pour la Vendée, je me déclare “Enfant de La Réole”.
Le grand Virgile proclamait: “Mantua me genuit” (Mantoue m'a engendré). Mutatis mutandis, j'ai l'audace d'affirmer : “Regula me genuit”. On me pardonnera ce très ambitieux parallèle.
De La Réole, qui est gasconne, je crois avoir reçu un héritage qu'un solide atavisme a fécondé : un goût prononcé pour les rencontres sur le forum, les bons mots innocents et les railleries sans méchanceté, la manie de la controverse et, tout ensemble, l'esprit de conciliation, un penchant très vif pour la parole qui ne va point sans quelque emphase, le culte quasi viscéral de la liberté et des vertus civiques, la nostalgie des grandes espérances déçues d'où une sympathie instinctive pour les victimes de l'universelle férocité ainsi qu'un vigoureux attachement aux conquêtes de la justice sociale.
Outre cela, l'amour de la nature et, dans un autre registre, un optimisme têtu - optimisme “modeste, non délirant”, selon le conseil de Claude Lévi-Strauss - face à une humanité cruelle vivant dans un monde souillé. Ce monde qui devrait être - qui pourrait être - le paradis sur terre....
La Réole fut donc ma petite patrie. Sentimentalement, elle l'est restée, bien que je n'y ai que peu vécu. Mais quelles années ! La fin de mon enfance et toute l'adolescence jusqu'au sacro-saint baccalauréat.
Engendré par Jean-Georges Felon, vingt-quatre ans, maître-musicien à la Musique des Équipages de la flotte de Brest, et par Marie-Antoinette Hélène Darolles, vingt-et-un ans, son épouse, sans profession, j'ai vu le jour le 29 octobre 1909 dans l'ancien relais de diligences où mes grands-parents maternels tenaient une modeste auberge à l'enseigne du “Cheval Noir”. Octobre : le temps béni des vendanges, des cèpes et des palombes. Ce fut, dans la bonne ville de La Réole, qui comptait déjà quatre mille âmes, la quarante-huitième naissance de l'année et la septième du mois.
Mes parents s'étant mariés civilement, je ne fus point porté sur les fonts baptismaux : horresco referens.
De ma naissance, événement capital dans l'histoire de ma vie, j'ai vraiment tout oublié. De mauvaises langues m'ont simplement affirmé que j'ai braillé comme un perdu dans les premières heures de mon existence, tant il est vrai que
“dès que nous naissons, nous pleurons d'être venus sur ce grand-théâtre de fous”
Shakespeare, Le Roi Lear.
Fils unique - unique en son genre -, la fierté et l'ambition de mes géniteurs me destinaient à l'avenir le plus brillant : travers assez répandu. On me “pousserait” le plus loin possible... La suite montrera qu'une fois bachelier - et orphelin de mère - je dus me débrouiller par mes propres moyens. Mais ceci est une autre histoire.
Vieux de trois mois et déjà en proie à cette passion des voyages que j'ai gardée toute ma vie sans pouvoir l'assouvir à ma guise - mais qui donc à jamais assouvi ses passions ? - , je partis pour Brest où mes parents étaient installés depuis près de deux ans. À l'âge que j'avais, le mieux était encore d'aller vivre avec eux.
Je pris donc mes quartiers d'hiver à Brest en janvier 1910. C'est là que j'allais vivre les dix premières années de ma vie, dans ce quartier de Recouvrance qui, plus encore que le reste de la ville, appartient à la mer et aux marins.
Brest 1910-1919
En 1916, mon père fut chargé de diriger à Cherbourg, le recrutement de clairons pour la Marine. Il y tomba gravement malade (fièvre typhoïde) et fut admis à l’hôpital maritime. Ma grand-mère vint me chercher à Brest pour me ramener à La Réole. Le voyage ne fut pas une partie de plaisir. Il fallait changer de train à Nantes et à Bordeaux, dans des gares encombrées de permissionnaires, d'interminables rames de wagons de marchandises, de trains sanitaires.
Je passais quelques mois chez mes grands-parents. Inscrit à l’école communale dans la classe de Mlle Berthet, Cours élémentaire 1ère année, j'eus vite fait de rattraper les quelques semaines perdues. J’appris surtout de mes nouveaux camarades, qui usaient d’une langue très colorée, très sonore, que je parlais avec un accent "pointu". Évidemment de la terre celtique au pays gascon...
Une étape s'achevait. De quoi l'autre serait-elle faite ?
Nous arrivâmes à La Réole dans les premiers jours d'août 1919. Une fois de plus nous passions de la brise marine à la lourde chaleur de l'été girondin, parfois étouffante quand l'orage n'en finit pas de monter. Je n'en dis pas plus sur ce point : il faut lire François Mauriac...
Notre premier gîte fut une petite maison du quartier du Martouret. Je retrouvais mes “racines”, comme on dit maintenant, puisque j'étais né à deux pas de là chez mes grands-parents maternels et qu'était toute proche la maison de mes grands-parents paternels, à la “Porte de Gironde”.
Tout près de là, au lavoir de la Marmory, les “ laveuses” manipulaient vigoureusement leurs battoirs tout en passant en revue les menus faits de la vie locale. Les mots leur venaient à la bouche “comme les crottes au cul d'un âne”. Concert redoutable, dont chaque partition était une mise à mort.
Au-dessus de la Marmory, la Rue des Argentiers évoque le temps des changeurs, qui y tenaient boutique. Les mauvaises langues, qui pullulent dans les petites villes, prétendent même que, passé le temps des argentiers, cette artère en pente raide fut une “rue chaude”, au long de laquelle d'accortes drôlesses aux appas dévoilés ne gagnaient pas leur vie à la sueur de leur front.
Notre quartier, lui, offrait caution bourgeoise.
À la belle saison, “après souper”, on prenait le frais devant les maisons que le soleil avait chauffées une bonne partie de la journée. On s'installait devant la maison de l'agent-voyer, notre ami M. Bout, parce que le trottoir, un peu plus large, y formait une sorte de terrasse. Chacun apportait sa chaise, et les conversations allaient bon train, tard dans la soirée. Le quartier était calme ; la fraîcheur de la nuit tombante effaçait agréablement le poids de la canicule. On prenait le temps de vivre, de parler, de s'estimer. Peut-être même de se détester, mais je crois fortement que notre petit monde du Martouret échappait aux tourments de la médisance.
Aujourd'hui, la rue de mon enfance est devenue une section urbaine de la route à grand trafic Libourne-Agen. D'énormes poids lourds y roulent à toute allure et massacrent notre trottoir.
Mon père, titulaire d'une pension d'officier-marinier (retraite proportionnelle) n'avait alors que trente-quatre ans. Solide, plein d'idées, il décida de se lancer dans “les affaires”. Comme il portait en lui, avec d'autres dons, le génie de la mécanique, il opta pour les transports. D'abord très modestement avec une torpédo “Rossel”, pour faire de la “location automobile”. Puis ce furent un camion “La Buire” (à chaînes !) et deux camions Packard achetés au meilleur prix aux stocks américains du Camp de Saint-Sulpice d'Izon. En deux ans, il était devenu “entrepreneur de transports”. Tout lui était bon : déménagements, matériaux divers, futailles. À la saison de la livraison des tabacs, il allait charger chez les tabaculteurs les manoques bien ficelées qu'il transportait à l'Entrepôt de La Réole. Le camion exhalait de mâles parfums. Les deux camions Packards furent aménagés pour le charroi des sables et graviers.
Mon père eut même l'occasion de transporter des pèlerins à Lourdes... Mais ceci, que j'ai vécu, mérite d'être raconté...
Un pèlerinage hors du commun
“Où ne montera-t-il pas ?”
Cette devise était celle du surintendant Fouquet. Elle figurait dans ses armes au-dessous d'un écureuil. Beau symbole pour mon père qui, tel le sympathique rongeur de nos taillis et de nos futaies, ne manquait ni d'agilité, ni de vivacité. Et qui n'hésita pas à transporter dans son camion des pèlerins de l'Entre-Deux-Mers jusqu'à Lourdes et à... Gavarnie. Comme on dit, il fallait le faire. Jusqu'où aurait-il osé monter ? Mais oyez cette histoire, de nos jours à peine croyable.
Monségur est une bastide qu'une douzaine de kilomètres séparent de La Réole. Ma mère avait dans ce chef-lieu de canton un proche parent, l'oncle Gillard, dont les enfants étaient évidemment mes cousins. Nous y allions tous les ans pour la fête locale.
Le curé de Monségur forma le projet d'emmener à Lourdes une cohorte de ses ouailles auxquelles il proposa, pour les allécher, une excursion à Gavarnie. Par quel moyen ? Tout bonnement en camion ! Pressenti, mon père s'empressa d'accepter et se mit illico à fabriquer des banquettes vaguement capitonnées, pour y installer le curé et cinquante fidèles, dont ma jeune cousine Germaine Gillard. Il fut convenu que ma mère et moi serions également du voyage, mais dans la cabine du chauffeur, un peu moins inconfortable. Ici une précision technique : il s'agissait du vieux camion “La Buire”, dont les roues arrière étaient actionnées par des chaînes ! Comme un vulgaire vélo... Circonstance aggravante : ce camion d'un autre âge n'avait pas de pneus ! Ses roues étaient recouvertes de « bandages » en caoutchouc plein, ce qui permettait aux voyageurs de bénéficier pleinement des nids de poule, aspérités et autres chausse-trappes des routes empruntées : ces dernières ignoraient encore les revêtements de goudron. Comment nos pèlerins allaient-ils supporter les deux cents kilomètres de l'itinéraire, entassés qu'ils seraient sur cette plate-forme qu'ébranleraient d'innombrables cahots ? Sous une bâche qui les protégerait mal du soleil et de la pluie ? Mon père comptait beaucoup sur leur masse volumique, augmentée du poids non négligeable de leurs vertus chrétiennes et de leur foi. Les femmes étaient de loin les plus nombreuses : il est bien connu que, dans l'épreuve, le sexe faible se montre plus résistant que l'autre.
Au jour dit - ce devait être au début du mois d'août 1921 -, le “La Buire” mit le cap sur Monségur à cinq heures du matin. Je trouvais très excitant ce départ sous les premiers feux de l'aurore. Dès notre arrivée au point de rendez-vous, la cohorte des pèlerins embarqua dans l'allégresse. Il était entendu que le curé voyagerait, comme il se devait, au cœur de son troupeau. À six heures, dans la gloire d'une matinée rayonnante, nous prîmes la direction de Lourdes. Nos gens de Monségur, tels les pèlerins de Saint-Jacques, allaient, eux aussi, gagner le Ciel.
Le camion roulait vaillamment. De la cabine, nous n'entendîmes aucune lamentation. Ni aucun chant : pendant la longue traversée des Landes, une bonne part de la cargaison sombra dans une bienfaisante somnolence. Nous fîmes étape, comme prévu, dans la charmante cité d'Aire-sur-l'Adour. Cet unique arrêt fut le bienvenu. Leurs membres désankylosés, nos passagers eurent vite fait d'engloutir leur casse-croûte matinal.
Le camion avait soif. Mon père refit le plein d'eau dans le radiateur et vida dans le réservoir d'essence quelques bidons de cinq litres (Établissements Desmarais Frères, Essences et Pétroles, Blaye, Gironde). À l'heure du déjeuner, nous fîmes dans la Cité mariale une entrée fort remarquée. Dans cette ville, où les miracles sont chez eux, on devait se demander d'où sortait ce lourd véhicule plutôt anachronique, avec son chargement de chrétiens éreintés. Près de sept heures de route avaient fait des ravages. Secoués plus que de raison - mais que vient faire la raison quand il s'agit d'un miracle ? -, fourbus, mais heureux de fouler enfin cette terre ardemment désirée, nos voyageurs firent merveille. Jusqu'au soir, jusqu'à l'apothéose de la procession aux chandelles, la solennité liturgique et les élans de la foi donnèrent à l'inconfortable voyage sa vraie signification : on ne s'approche du Seigneur qu'au prix de rudes efforts.
Le lendemain matin, sur la route de Gavarnie, notre expédition prit la dimension d'une épopée.
Partir pour la haute montagne avec cinquante pèlerins juchés sur un camion “La Buire” (à chaînes, et monté sur bandages), c'était lancer un défi au Destin : à cœur vaillant rien d'impossible ! Les routes de montagne étaient alors aussi impénétrables que les desseins de qui vous savez. Le sachant, mon père avait obtenu de la troupe harassée que, par un nouvel effort, on démarrât aux premières heures du jour. Jusqu'à Luz-Saint-Sauveur, tout alla pour le mieux. Puis, tout à coup, les choses se gâtèrent. Mon père avait sous-estimé la vitesse des cars réguliers, chargés de touristes, qui nous rattrapèrent un peu après le carrefour du Pont Napoléon, au-dessus de Luz. La route, étroite et sinueuse, surplombant le ravin où bouillonnait le gave, interdisait tout dépassement. Ce fut alors derrière nous un tonitruant concert de trompes et de klaxons. Le brave “La Buire”, ronflant et fumant, montait à quelque vingt kilomètres à l'heure, peut-être moins... La cacophonie s'amplifiait. Ce n'est que dans je ne sais plus quel village, peut-être à Gèdre, que mon père trouva un refuge où garer son engin.
La bruyante théorie d'autocars put enfin nous doubler. Au passage, les chauffeurs, furieux de voir leur sacro-saint horaire ainsi mis à mal, nous invectivaient. Mon père, qui avait la tête près du bonnet, était descendu de sa cabine et leur répondait sur le même ton. Le curé, ses ouailles, ma mère et moi nous nous faisions tout petits. Sous la bâche, des femmes se signaient (Je n'en suis pas tout à fait sûr, mais je le dis parce que ça fait plus vivant). Qu'allait-il se passer quand nous aurions rejoint, là-haut, cette horde vociférante ? On pouvait craindre le pire.
L'orage apaisé, nous répartîmes. Les derniers kilomètres furent très pénibles pour tous : “mécaniquement” pour le camion, moralement pour les passagers. Après bien des efforts, nous parvînmes au haut.
Le “La Buire» suait, soufflait, était rendu moteur chauffé à blanc, radiateur bouillonnant. Notre camion rangé bien sagement à la suite des cars de tourisme, ce fut un nouveau miracle : il ne se passa rien. L'air des cimes, que l'on dit excitant, avait calmé nos braillards. Ce fut tout juste s'ils jetèrent un regard condescendant sur ce diplodocus à chaînes et sur ces paysans de la Gavacherie sortis de leurs tanières. Nous eûmes tout loisir d'admirer les beautés que Dieu a amoncelées dans la grandiose construction du Cirque de Gavarnie.
De ce site héroïque de la Chaîne des Pyrénées, je me rappelle surtout les mulets sur lesquels grimpaient les touristes pour gagner le fond du Cirque. Mes parents et moi nous contentâmes d'une promenade sur le sentier. Mon père avait besoin de se reposer.
Adieu, paysage grandiose que je n'ai qu'entrevu !
Le soir venu, nous laissâmes prudemment les cars de tourisme partir les premiers. Puis, recrus de fatigue et d'émotions, nous prîmes le chemin du retour qui, cette fois, descendait à vous faire frémir. Bientôt, les freins chauffèrent terriblement. Un peu inquiet, mon père s'efforçait d'éviter toute accélération qu'il n'aurait pu maîtriser. On le sentait tendu. Nous prenions du retard.
Lourdes, enfin : une courte pause, pour souffler un peu et se restaurer légèrement. Et le brave camion de repartir, rafraîchi, apaisé. Au fil des heures et des kilomètres, tout le monde à bord, curé en tête, - sauf le pilote ! - sombra dans un long sommeil que les cahots ne parvenaient pas à troubler. Très tard dans la nuit, nous arrivâmes au cœur de la vieille bastide de Monségur. La dernière côte, à l'entrée du bourg, avait été avalée sans mal : jeu d'enfant, quand on a ”fait” Gavarnie. Devant l'église, depuis des heures, nous attendaient des grappes de familles inquiètes. Nous déchargeâmes notre sainte cargaison. Ouf ! En somme, le Seigneur n'avait pas abandonné les siens. Mais quelle équipée !
Quand, mission remplie, nous regagnâmes La Réole, l'aube déjà éclairait les coteaux. Dans un suprême effort, l'homme et sa machine retrouvaient leur havre : un Paradis pour mécréants. Ma grand-mère était aux cent coups. S'il avait existé un Ordre National des Poids Lourds, mon père eût mérité d'être fait Commandeur, et le camion Grand-Officier.
Le camion “La Buire”, héros de la Geste de Lourdes et de Gavarnie, les torpédos “Rossel” et “Delaunay-Belleville” que conduisait mon père (capote grise, éclairage à l'acétylène), furent les derniers vestiges de l'âge héroïque de l'automobile. Ils ne roulaient pas très vite, sur des routes conçues pour la traction hippomobile ou le lourd cheminement de placides bovins. Dès la fin de la Grande Guerre qui, naturellement, avait donné aux progrès techniques un sacré coup de fouet, la “bagnole” fit sa révolution. Ce qui, sur le terrain, concrètement, marqua le vrai début du XX° siècle, bien plus fortement que toute autre donnée historique ou sociologique.
Cependant, les petits artisans survivaient, vaille que vaille. J'ai déjà parlé de mon grand-père Felon, cordier, dernier représentant d'une longue chaîne de petites gens besogneuses, mais furieusement attachées à la qualité de leur travail, à cette “merveilleuse civilisation de la main et de l'outil” dont parle René Barjavel.
La longue corderie (100 mètres) qu'il avait construite tout seul fut l'un des hauts-lieux de mon enfance. C'était, à flanc de coteaux un merveilleux belvédère d'où le regard embrassait un vaste panorama, le fleuve, la plaine, les hauteurs vers le sud.
Sur la gauche se dressaient les tours épaisses du château médiéval, l'austère clocher de l'église paroissiale, tandis que fuyait vers le levant la longue façade classique du Couvent des Bénédictins. Au couchant, le paysage se perdait dans les frondaisons longeant la Garonne. C'était l'inconnu, le rêve, le monde de l'aventure, à la fois redouté et diablement attirant : “le pays où l'on n'arrive jamais”, la lointaine contrée où dansent les premiers fantasmes.
Dans ses Archives du Nord, Marguerite Yourcenar accumule les souvenirs somptueux d'une lignée patricienne. Les miens sont plus modestes. Ils sentent la poussière de chanvre, le remugle d'étable, le crottin de cheval, les effluves d'auberge, les relents d'huile brûlée et de cambouis. Au long des siècles, ils sentent la sueur âcre et tenace. En un mot, mes souvenirs sentent la plèbe. Mais j'y tiens.
Comme je tiens à ce vieux pays dont je me sens encore tout imprégné. Des lointains inconnus de mon enfance, aperçus de la corderie de mon grand-père, je ferai bientôt la terre de prédilection de mes folles explorations. Sous l'effet conjugué de longs parcours à la nage au fil du courant, de courses solitaires en pleine nature, de randonnées à bicyclette, cette “terra incognita” sera domptée, maîtrisée, incluse dans le vaste paysage où régnera enfin “le vert paradis” des adolescentes amours.
Pour en finir avec le cycle des études primaires, commencées à Brest, il me restait à parcourir deux années à la communale de La Réole. Après quoi, dans l'esprit de mes parents, il n'y aurait, pour leur rejeton, d'autre perspective que l'entrée en 6° classique du Collège, porte ouverte sur les ineffables délices de la promotion sociale.
Les deux maîtres sous lesquels j'allais terminer mes humanités primaires élémentaires jouissaient d'une solide réputation : M. Doumezat au Cours Moyen 2° année, et M. Sauvignac au Cours Supérieur. Le premier parce qu'on le disait particulièrement sévère. Le second, qui n'était pas des plus tendres, parce que revêtu de la dignité de Directeur. Deux personnages redoutables.
Les quatre classes de notre école occupaient un bâtiment sous lequel, comme il se doit, se blottissait frileusement l'école maternelle. Deux grandes salles à chaque extrémité du bâtiment principal, et perpendiculaires à ce dernier, jouaient des rôles très particuliers. L'une, dite “la cantine”, servait de salle à manger aux très rares élèves venus des écarts de la commune. Point de cantine proprement dite : chacun apportait son repas. L'autre, aussi vaste que la première, était la “Salle de Gymnastique” de l'Amicale Laïque Réolaise: autant dire un haut-lieu de l'éducation physique, de la préparation militaire et de la “défense laïque”. Soyons clair : nous n'y pénétrions pas, car elle était réservée aux membres de l'Amicale, adultes et adolescents, et aux exécutants de la Batterie dont les instruments étaient soigneusement rangés près des agrès et autres appareils. Bref, le temple du muscle, de la grandeur d'âme et du pas cadencé. Utilisée seulement le soir, elle se présentait à nous comme un musée, inerte mais fascinant.
La cour et le préau n'avaient rien que de très banal. Au fond de la cour, les “cabinets” aux portes couleur “bordeaux”, peu discrets mais indispensables au bon fonctionnement de l'institution scolaire. Puis, bien séparé de tout le reste par une frontière en moellons, le vaste jardin potager du Directeur : zone interdite.
Dès qu'on parle de l'école de jadis et de naguère, on se croit tenu d'évoquer des élèves écrasés par des maîtres aux pouvoirs dictatoriaux, sans oublier les inspecteurs, ces gardiens impavides et tout-puissants de l'Institution et de ses lois.
Au vrai, l'on exagère beaucoup. De ces temps dits “héroïques”, il n'y pas de quoi faire une montagne ! Je ne sais pas si j'étais plus courageux que les autres. Je ne crois pas, et me persuade que la plupart de mes camarades ont gardé de ces années lointaines, plus ou moins studieuses, un souvenir dont la qualité ne tient pas seulement à l'irremplaçable aura de l'enfance à jamais perdue.
Monsieur Doumezat. Un maître, au sens plein du terme. Dur, certes, exigeant. mais d'une inégalable conscience professionnelle. Les farceurs le craignaient. Les autres acceptaient son autorité parce qu'ils la sentaient juste et féconde. Tous lui durent beaucoup.
Dans les dernières années de sa vie, il avait pris l'habitude de m'écrire à la saison des vœux. J'étais tout ensemble ravi et gêné de recevoir ces messages d'amitié. Sa dernière lettre est datée du 9 janvier 1970. Le brave homme sait que j'ai été promu inspecteur d'académie en septembre 1969, et que je suis en poste à Rouen. Il m'en félicite en termes affectueux. Il termine en ces termes : “J'aurai dans quelques jours 87 ans. Je me porte un peu moins bien que lorsque tu étais mon élève. Meilleur souvenir de ton ancien maître, qui n'oublie pas les satisfactions que tu lui donnais sur les bancs de l'école.”
Cher Monsieur Doumezat ! Il est mort quelques mois plus tard. Lui aussi m'avait donné de belles satisfactions. Et fort longtemps.
Monsieur Sauvignac. Le Directeur. “Le Vieux”, comme il nous arrivait de l'appeler. Or il n'avait pas cinquante ans... Comme quoi tout est relatif.
Lui aussi était exigeant, mais il était un exemple vivant de labeur et de probité. Pour lui, l'école était, par définition, le lieu où l'enfant apprend à travailler et à obéir. Lui non plus ne plaisantait pas. Son fils avait été tué pendant la guerre.
Plusieurs mois avant l'échéance solennelle des premiers jours de juillet, il gardait à l'école les candidats au Certificat d'Études bien après l'heure normale de la sortie. Finie la longue récréation de trente minutes, de quatre heures à quatre heures et demie, nous reprenions nos places : c'était alors un festival somptueux de dictées d'exercices d'analyse grammaticale et logique, de courtes rédactions (“Qui ne sut se borner... “), de calcul mental et de problèmes où dansaient les fractions et les pourcentages, de révisions d'histoire, de géographie et de leçons de choses. Sous l'aiguillon de la nécessité, et dans l'espoir du triomphe final, nul ne renâclait. Cette classe supplémentaire qui nous mobilisait jusqu'à dix-neuf heures, était une ruche bourdonnante. De surcroît, elle ne coûtait pas un sou aux familles. C'est bénévolement que le Vieux nous chauffait à blanc. C'était vraiment une autre époque.
Le père Sauvignac me présenta aussi aux Bourses. Avec succès, cela va sans dire...
Tout, dans nos classes, invitait à la persévérance et à l'application. Et d'abord le long tableau noir au-dessus de la longue estrade où nous montions pour réciter nos leçons, corriger un exercice ou montrer un point précis sur la carte muette, loin des souffleurs, sous l'œil du maître. Car il ne s'agissait pas de tricher ni de ruser avec la puissance régnante.
Ce tableau, quel chef d'œuvre ! Chaque matin, quand nous entrions dans la salle de classe, nous pouvions embrasser d'un coup d'œil rapide ce que notre instituteur avait inscrit la veille au soir, d'une écriture calligraphiée. Une sorte de tableau synoptique nous permettait d'y voir le plan de la journée, de la maxime de morale au titre de la leçon de chant ou de l'exercice de dessin qui clôturerait la journée. D'emblée, par la seule vertu de l'exemple, nous plongions dans les lumineux arcanes de “l'ouvrage bien faite” et du devoir de probité. Peut-être ai-je eu la chance de n'avoir que d'excellents maîtres, mais, en ce temps-là, à l'école, personne ne s'ennuyait. Sauf les cancres invétérés. En dépit de leurs menus travers et de leurs innocentes manies, nos instituteurs étaient de grands personnages. Dans leur style, et dans leur époque, il arrivait qu'ils fassent merveille.
La récitation donnait souvent un coup de main à la morale et à l'instruction civique. Il arrivait même que le chant vint à la rescousse. Nous apprîmes, par exemple, l'Hymne aux Morts du père Hugo.
Nous interprétions d'abord le couplet à voix retenues, sur un tempo de deuil :
« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie
ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms, leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d'eux passe et tombe éphémère ;
Et comme ferait une mère,
La voix d'un peuple entier les berce en leur tombeau. »
Puis, à pleine voix, sonnait le refrain, sur le rythme enlevé d'un pas redoublé :
“Gloire à notre France immortelle !
Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
Aux martyrs, aux vaillants, aux forts!
A ceux qu'enflamme leur exemple,
Qui veulent place dans le temple
Et qui mourront comme ils sont morts”
Je me rappelle les paroles et la musique de cet hymne qui, assez curieusement, est tout ensemble un chant funèbre et un appel aux armes. Nous l'interprétâmes lors de l'inauguration de la plaque commémorative dédiée aux anciens élèves de l'école morts pour la France.
Mais là ne s'arrêtaient pas les ambitions de l'école laïque. Il lui fallait aussi nous inculquer le respect des choses élémentaires, qui sont le fondement d'un bonheur mesuré. Or, c'était encore le temps où triomphait le Pain, nourriture essentielle - nourriture “primaire” - du bon peuple de France, de cette nation dont la Beauce était le grenier et le Massif Central le château d'eau.
Héritière, sur ce point comme sur quelques autres, du code moral inclus dans le Livre par excellence, la Bible, l'école publique faisait sienne l'injonction restée fameuse :
“Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front” (Genèse, III, 19)
L'explosion des récréations était l'indispensable soupape de sûreté. D'abord les billes, qui groupaient leurs champions devant les “poques” creusées le long des murs ou au pied des arbres. Les règles étaient plutôt compliquées. Les vainqueurs rentraient en classe les poches gonflées de petits sachets où s'accumulaient billes ordinaires et belles “agates” colorées.
Les toupies - nous disions les “cibots” - avaient peu d'adeptes. Par contre, une sorte de rugby aux règles aussi confuses que les mêlées auxquelles il donnait lieu mobilisait la majorité des élèves des classes de ”grands”.
De vieux bérets basques, ficelés les uns sur les autres, fournissaient un “ustensile” vaguement ovale, qui volait de mains en mains au cours de luttes homériques, plus ou moins loyales, sur un sol poussiéreux encombré d'arbres inutiles et dangereux. Le maître de service était aux aguets.
Nos jeux en témoignaient : le sport, déjà, nous passionnait. Notre héros des années sombres, le capitaine-aviateur Georges Guynemer, dont j'ai parlé plus haut, fut vite détrôné par le boxeur Georges Carpentier, nouvelle gloire nationale.
Ce que fut l'engouement de la France pour ce “gentleman du noble art”, il est difficile de l'imaginer. Pensez-donc : fils de mineur, il est champion d'Europe des “poids welter” en 1911, à l'âge de dix-sept ans, puis champion d'Europe des “poids moyens” l'année suivante. La guerre fait de lui un lieutenant-aviateur. Après quoi commence, soulevant l'enthousiasme, une épopée, aussi brève qu'inoubliable.
Le 12 octobre 1920, le voici champion du monde des “mi-lourds” par sa victoire en quatre rounds sur l'Américain Levinsky. Enthousiasmée, la France a trouvé son nouveau héros, charmant, élégant, irrésistible sur le ring comme dans la vie.
Non sans témérité, Carpentier lance un défi au champion du monde “toutes catégories”, l'Américain Jack Dempsey. Le combat aura lieu le 2 juillet 1921 dans la vaste enceinte de Jersey-City, à New-York.
En France, c'est du délire. Le jour venu, tout le pays retient son souffle.
Le premier coup de gong retentira à 16 heures. Chez nous, c'est déjà la soirée. À Paris, une foule immense a envahi les grands boulevards, les yeux fixés sur les écrans lumineux des grands quotidiens. L'attente est insoutenable. Soudain, terrible, laconique, une petite phrase s'inscrit sur les écrans : “Carpentier k.o. au 4e round”. C'est fini. Les chroniqueurs l'affirment, ce soir-là, des gens, en pleine rue, se mirent à pleurer. C'était un deuil national.
Quelque temps plus tard fut projeté le film du match. Les cinémas furent envahis. Je me souviens fort bien de ce spectacle exceptionnel : court, hélas ! mais impressionnant. Le “noir et blanc” faisait des cent mille spectateurs de Jersey-City une sorte de lac sombre que soulevaient d'imprévisibles houles. Indifférents à cette marée humaine, les deux champions jouaient superbement leur va-tout. Carpentier plus élégant, Dempsey plus puissant.
Le déclin de notre champion fut assez rapide, mais il resta longtemps une idole du sport. Il se retira de la boxe en 1927 et meurt le 27 novembre 1975, à l'âge de 81 ans.
Au printemps de 1921, nous partîmes, mon camarade Pierre Uteau et moi, affronter, à Bordeaux, les épreuves du concours des Bourses nationales. Elles avaient lieu au Petit Lycée, annexe du grand Lycée Victor-Hugo (aujourd'hui Lycée Michel-Montaigne).
Ce fut un rude jeudi. Pendant que nos camarades de la communale folâtraient dans la verte nature, nous dûmes surveiller de très près notre orthographe, donner quelque relief aux phrases de notre rédaction, calculer au plus juste les opérations enfantées par un esprit morbide spécialiste des zéro intercalaires, bâtir une solution de problème d'une inattaquable logique (on appelait cela “le” raisonnement) ; et, naturellement, “soigner l'écriture” : autant dire, pour moi, gravir la face nord de l'Eiger sous une tempête de neige.
En fin de compte, le jury voulut bien nous annoncer que nous serions inscrits tous les deux en bon rang sur la Liste d'Aptitude aux hautes fonctions de Boursier de la Nation. C'est donc en triomphateurs que nous rentrâmes au bercail par le train du soir. Nos mères, qui nous avaient accompagnés, étaient au huitième ciel.
Quelques semaines plus tard, ce fut le Certificat d'Études. Tout alla pour le mieux. Je terminai second du canton (exactement comme Maurice Genevoix : rapprochement flatteur). Quant à la lauréate qui me battait d'une courte encolure pour le Prix Cantonal (à cause de l'écriture, eut-on la bonté de me dire), je ne la connaissais pas.
Elle arrivait de quelque école rurale. Je veux croire que la belle inconnue était effectivement charmante. Et sans doute intelligente.
Dernier acte : le cadeau traditionnellement offert à notre maître par les lauréats du Certificat. N'était-ce pas un tapis de haute laine ? Je ne sais plus.
La cérémonie fut très simple. Dans sa salle à manger, envahie, le “Vieux” nous remercia de quelques mots aimables qu'il transforma rapidement en une ultime leçon de morale. Des yeux s'embuèrent, mais nous attaquâmes quand même les gâteaux secs et le sirop de cassis étendu d'eau. Dans ce logement directorial, une honnête frugalité gouvernait la vie quotidienne.
Deux mois plus tard, laissant derrière moi l'enfance innocente et joyeuse, j'allais entrer en 6e au Collège, et bientôt patauger dans cette “crise d'originalité juvénile” qu'est, paraît-il, l'adolescence. On l'appelle aussi l'âge ingrat.