La discordance entre l'horreur passée de la guerre et la vie quotidienne qui reprend tout doucement dans les années 20 met en lumière les origines du projet d'Albert Kahn (1)
Le jeune Abraham Kahn (qui abandonnera son prénom biblique) devait précocement quitter son Alsace natale, annexée par le Reich allemand après la défaite de Sedan.
À partir de 1909, et jusqu'en 1931 quand il est brutalement ruiné par la crise financière venue des États-Unis, il envoie donc des opérateurs un peu partout dans le monde, ainsi que dans la plupart des départements. Français, pour constituer “les archives de la planète”.
À l'instar d'un Jaurès, on n’oppose pas à cette époque patriotisme et internationalisme : il s'agit d'un même élan d'affection pour les siens et pour les autres, rêve de fraternité universelle qui sera bientôt brisé par les haines nationalistes.
Cette guerre qui devait ravager une première fois le continent européen n'a pas anéanti ce désir de rapprocher les peuples. Ses voyages au Japon, en Chine, en Amérique du Nord puis du Sud confirment Albert Kahn dans son projet résumé par la devise: “voir, savoir, d'abord par les images”.
Pour la Gironde (384 autochromes), c'est le Bordelais Fernand Cuville qui est envoyé par Albert Kahn. Son passage sur ses terres d'origine en 1920 vient presque clore sa longue expédition qui s'est déroulée sur plus d'une année dans le sud de la France, juste après sa démobilisation. Il était d'abord passé dans le midi toulousain, couvrit les Hautes-Pyrénées et le Béarn puis remonta en Gironde avant de terminer sa mission en Charente-Maritime. En dehors des vues obligées de la capitale aquitaine (monuments, places, quais), il manifeste un souci ethnographique affirmé en s'attardant sur le bassin d'Arcachon et dans le vignoble de Saint-Émilion, deux espaces aux activités “ typiques” de l'identité girondine.
Cette collecte, initiée dès 1909, était encadrée scientifiquement par le grand géographe Jean Brunhes. À partir de 1912, Albert Kahn avait financé pour ce dernier une chaire de géographie humaine au Collège de France, alors qu'il occupait déjà le poste de recteur scientifique des Archives de la planète. Jean Brunhes s'intéresse à la complexité des relations entre l'homme, la société et son environnement. La photographie s'impose lui comme un outil fiable de la connaissance du terrain et comme un support didactique efficace à son enseignement. Il est lui-même photographe et accompagne parfois certaines expéditions, ce qui ne semble pas être le cas pour celle-ci.
Le recensement opéré par la Mission héliographique de 1851 s'était concentré surtout sur les monuments du patrimoine national. Cet inventaire régional des Archives de la planète se situe dans sa filiation mais s'attarde aussi au cadre et la vraie vie des gens, dans leur chatoyante diversité. Ainsi peut-on le constater des portraits touchants de vendangeurs et d'ostréiculteurs, déjà familiarisés avec la photographie par la présence de plusieurs ateliers dans nos petites cités et par l'incroyable succès des cartes postales à cette époque (4). Hélas, le répit des années 20 fut court, la décennie suivante annonçant tragiquement la seconde guerre civile européenne, selon les mots d'Enzo Traverso (5). Et la modernité technico-économique de finir d'araser les singularités provinciales. Heureusement en Gironde, certaines traditions gourmandes ont su mieux résister à la normalisation. Heureusement enfin, villes et villages du Bordelais sont restés dans leur jus, un jus couleur grenat, violet ou couleur d'or.
C'est une vraie chance qu'Anne-Marie Cocula-Vaillières, la grande historienne du Sud-Ouest, accompagne ces images et partage avec nous sa connaissance intime des lieux. Nous lui adressons notre profonde gratitude.
1- Différentes publications récentes détaillent la biographie d'Albert Kahn et les contours de son projet, en particulier “Les Archives de la planète”, sous la direction de Valérie Perlès (éditions Liénart, 2019) ou encore “Albert Kahn-Le monde en couleurs” par David Okuefuna (éditions du Chêne, 2008). D'autres s'intéressent à une part géographiquement limitée des images comme Paris 1910-1937 (collectif, éditions Liénart, 2020). Enfin, un travail plus profond écrit par Adrien Genoudet (L'Effervescence des images - Albert Kahn et la disparition du monde, éditions des Impressions nouvelles 2020) dévoile des aspects moins connus et souligne la magnifique singularité du projet des Archives de la planète.
2- Photochromes présentés à l'exposition.
Ce que la Palestine apporte au monde, Institut du monde arabe, 2023.
3- Photographies présentées à l'exposition Voyage dans l'ancienne Russie, musée Zadkine de Paris en 2013-2014.
4- Dès 1911, la France produisait environ 800 millions de cartes chaque année !
5- à feu et à sang la guerre civile européenne 1914-1945 (éditions Stock, 2007)
Autres autochromes dans la région

