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Immigration dans le Réolais d’une famille italienne

Immigration dans le Réolais d’une famille italienne

d’après le livre de Primo Cologni :

Va toi aussi à ma vigne ,
Histoire d’une vocation

Couverture du livre de Primo Cologni 


Présentation par Brigitte Bulik

En juillet 2015, me semble-t-il, descendant dans la propriété familiale de La Réole, comme chaque année depuis ma petite enfance, je me rendis, le dimanche suivant, à l’église Saint Pierre.
Quelle ne fut ma surprise de trouver l’église comble ! J’en attribuais tout le mérite au Père Sebastian, prête polonais qui me rappelait tant mes séjours réguliers en Pologne. Mon enthousiasme fut vite démenti : il s’agissait du jubilé du sacerdoce du Père Primo Cologni, ordonné prêtre dans cette même église en juillet 1955. Les fidèles représentaient surtout sa nombreuse famille et des paroissiens de Noisy-le-Grand, où le père Primo exerça son ministère de 1960 à 1989.

En fin de messe, il était possible de se procurer un petit livre de ses mémoires, d’où j’ai tiré des extraits concernant le Réolais.

Certains événements se croisent avec des souvenirs familiaux. Ils se trouveront en notes à la fin du texte.


Extraits du livre de Primo Cologni

      C’était un jour de février 1944. Nous étions sous occupation allemande. Quatre de mes frères et sœurs étaient à l’école et sans doute avaient-ils dans les poches des cailloux préalablement chauffés dans l’âtre pour se tenir un peu les mains au chaud durant le trajet (1). Mon père s’occupait à ranger la grange et à soigner les bêtes recluses en étable à cause du grand froid. Ma mère, dans la cuisine, préparait à manger pour toute la famille.

    Quant à moi, envoyé par mon père, je travaillais dans la vigne, la libérant des sarments déjà émondés. Je n’étais pas peu fier de cette confiance paternelle. Le fait d’être seul devant l’ouvrage à accomplir et de savoir mes frères, eux, encore à l’école, donnait à mes quatorze ans à peine accomplis, une importance qui me pénétrait du sens de la responsabilité.

   Étant le premier né, ce n’est pas par hasard si je m’appelle Primo – bien qu’en me donnant ce prénom, ma mère ne savait pas encore de combien je serais l’aîné ; elle comptera jusqu’à huit.

    Mes parents s’étant mariés en 1929 dans la petite, mais belle église des Esseintes, je naissais l’année suivante. 
… 

Quel trio avons nous formé avec mes deux frères, puîné et troisième. Dieu sait combien de jeux, de combats plus ou moins dangereux, d’activités les plus originales possibles ! et combien de craintes avons-nous pu inspirer à notre mère ! À l’école, à cette époque, il y avait aussi mes deux sœurs. Le dernier, approchant des quatre ans, était à la maison, tandis qu’une naissance était prévue pour l’automne.

    Ma mère, née au nord de Venise, était vénète et en parlait sa langue. Arrivée en France en 1926, elle débarqua aux environs de Casteljaloux. Sa mère, sa sœur et trois de ses frères l’accompagnaient. 

    Mon grand-père maternel avait disparu en Roumanie où il était parti travailler dans l’espoir de nourrir à distance la famille alors dans la misère. Mort on ne sait en quelles circonstances. Ma grand-mère se retrouva ainsi avec cinq fils dans la plus grande pauvreté et le plus profond désespoir ; elle tomba gravement malade.

    Le curé de la paroisse s’intéressa au sort de ses enfants ; ainsi ma mère, interrompant l’école, fut placée à douze ans, dans une famille. 

    Plus tard, elle devint nurse au service d’un comte à Venise, jusqu’à son départ pour la France (2). Ses deux frères aînés y étaient déjà, en avant-coureurs.
… 

   Ma mère se remit à travailler la terre avec sa fratrie. D’abord comme domestiques, puis métayers, changeant de patron chaque année, espérant toujours trouver de meilleures conditions. C’est ainsi qu’elle rencontra mon père en 1929, alors qu’ils parlaient deux dialectes totalement différents. Ils trouvèrent tout de même un langage commun pour se marier. Ma mère fut ainsi introduite dans le milieu bergamasque de cette famille. Elle raconta plus tard combien, au début, elle s’était sentie étrangère et perdue. 

   Les provinces italiennes avaient et ont toujours leurs caractéristiques bien définies, leurs préjugés. La langue courante y était le dialecte, la langue de cœur. Ma mère était seule au milieu d’une trentaine de Bergamasques. Mais une profonde entente la lia rapidement à ma marraine. Dans la cuisine, unique pour les deux familles et les grands-parents, elles préparaient, toutes deux, les repas qui se prenaient en commun. Nous habitions, jusqu’à mes sept ans, deux maisons face à face, à cinquante mètres l’une de l’autre : dans la cour, deux ormeaux, pour nous enfants, gigantesques. 

    Ma famille maternelle, comme beaucoup de familles de l’Est italien, a dû affronter de dures conditions de vie. C’était la fin de la Grande Guerre et sa région occupée jusque-là par les Autrichiens, avait été directement intéressée par le conflit, éclatant pour l’Italie en 1915. 

    Ma mère se souvenait que durant les combats l’on disait la rivière voisine rouge de sang des innombrables tués dans la bataille.
... 

      Mon père, né en 1904 aux environs de Bergame, a grandi, lui aussi, dans la pauvreté mais, sans doute sans drame, en plein pays lombard. Il a fréquenté l’école primaire.
... 

    Il demeura en Italie, retenu par le service militaire, quand toute sa famille émigra en France, début 1924. Il la rejoignit aux Esseintes en 1925. Cette grande tribu avait reçu en partage trois fermes et une bonne étendue de terre en friches, abandonnées par les "Français", selon l’expression utilisée en famille durant ces années-là. Ces trois maisons constituaient un royaume bergamasque, où l’on vivait pratiquement en autarcie. Ainsi, en cas de maladie, le remède universel de notre mère était la camomille : maux de tête, de gorge ou d’estomac, toux. Non seulement il fallait ingurgiter sa tisane, mais aussi, pour nous enfants, aller la cueillir, régulier pensum. Sur pied, son parfum me plaisait cependant, mais en décoction, pas du tout. La même chose pour la menthe. Les ventouses et les sinapismes étaient aussi souvent utilisés (3).

      En 1937, la famille augmentant, il devint nécessaire de prendre une quatrième ferme. 
Nous avons ainsi déménagé à 800 mètres. Si ce fut important pour mes parents de se retrouver en couple, ce le fut sûrement pour nous les enfants, qui vivions jusqu’alors parmi nos cousins.

    Sept ans, c’est l’âge où j’ai commencé à gagner mon pain, ou au moins mon lait. 
    Je reçus en effet la grande responsabilité de garder les vaches ; seules existaient des haies, sans aucune clôture électrique, bien sûr. Les bêtes trouvaient toujours meilleure l’herbe du voisin ; mon expérience de l’autorité s’est faite avec l’aide de ma chienne.
    Elle comprenait parfaitement le bergamasque (et les vaches aussi) et avait mémorisé les terrains où les bêtes ne pouvaient aller. Quand il pleuvait, je me couchais sous les platanes de la grande allée qui mène à la garenne, enveloppé dans ma pèlerine, la tête enfouie sous le capuchon. 
    Ma chienne restait couchée tout près, tournée vers le troupeau. Ses gémissements m’avertissaient des infractions en cours, quand une vache insolente osait aborder un pré défendu, même si c’était celui de mon oncle. Sur ordre, elle se précipitait ; ensuite, le devoir accompli, elle revenait, attendant les compliments. Il me fallait alors, au moins, émerger de ma cape et sortir une main pour offrir une rapide caresse gratifiante.

      Durant la période scolaire, il fallait mener les bêtes au pâturage de bonne heure pour que je puisse ensuite me rendre à l’école. Ma mère alors - quel honneur pour moi - me portait dans le pré, le petit déjeuner : un bol de lait chaud avec du pain.
...

    Dans la poche, toujours la fronde que tout garçon de la campagne se faisait un devoir de se confectionner pour affronter un possible et providentiel gibier. 
    Mais il arriva qu’un jour la maîtresse d’école défendit d’entrer désormais armé en classe. Fort heureusement à cinquante mètres de l’école, je pouvais cacher l’arme dans un creux sous un gros ormeau au bord de la route. J’y rangeais souvent ma pèlerine.
 … 

    Nous formions, mes camarades de classe et moi, un petit groupe. La fête locale était un moment très important pour nous. Il y avait aussi la « Fête de l’agneau » (4). Je m’en rappelle une en particulier, parce qu’une cousine fut la bergère désignée pour accompagner l’agneau, j’étais alors tout enfant. Je vois encore ma cousine couverte de rubans et de fleurs.    

     

Fête de l’agneau

…  

   Mon père, avec le temps, me confia des responsabilités de plus en plus importantes, eu égard à mon âge. Une mission fut celle d’allumer le feu dans la cheminée le matin, alors que tous, encore, étaient au lit. Une autre fut de donner à manger aux bêtes désignées la veille et qui seraient attelées pour les premiers travaux. 

      Retournons à ce froid matin de février 1944, c’était toujours la guerre, avec ses peurs, ses incertitudes et mésaventures j’étais donc dans la vigne, tout seul. Du moins je le croyais.
    L’école était finie pour moi, le temps du jeu aussi et à quatorze ans, je gagnais mon pain. 
    À quoi pensais-je ? Peut-être à mon projet de vie : me marier, avoir beaucoup d’enfants et cultiver la terre. Ah ! comme j’avais été heureux le jour de l’année précédente, quand j’ai quitté l’école ! Cet après-midi là, la maîtresse recommanda les devoirs de vacances et termina en souhaitant bonne chance à ceux qui ne retourneraient plus sur les bancs de son école. 

    J’avais treize ans et demi ; à cet âge finissait l’école communale. Seuls les enfants doués ou de famille aisée pouvaient pousser les études. Je n’étais ni doué ni de famille aisée.
    Quant à moi, j’étais ravi d’en avoir fini avec les leçons apprises sur la route, heureusement assez longue, entre l’étable et la salle de classe. Finis les devoirs du soir, quand il fallait passer de la fourche au porte-plume ! 
… 

   Il me restait cependant un difficile devoir à accomplir avant de quitter l’école : embrasser la maîtresse. Je n’en avais pas l’habitude parce que dans ma famille, il n’y avait pas cette pratique, sauf pour les tout-petits ; et aussi pour les circonstances graves, telle que le recrutement militaire, en 1939, de mon père, à cause d’une erreur de la secrétaire de mairie, ayant oublié de signaler qu’il était, peut-être naturalisé français, mais aussi père de six enfants à charge !

    J’ai encore le souvenir de ces grandes affiches barrées de tricolore, annonçant la mobilisation générale. Ainsi, arriva un soir, alors que nous, enfants, étions déjà à la porte de la grande salle pour nous rendre à nos chambres, ma mère nous a rattrapés - signe qu’elle avait hésité - pour nous dire avec une voix étrange : « Allez embrasser votre père, car demain il sera parti et vous ne le verrez pas ». J’y suis allé le premier ; notre père, assis et courbé, pleurait, ce qui m’a beaucoup marqué. J’avais presque dix ans. Le lendemain, je me trouvais investi de responsabilités. Quelques mois plus tard, heureusement, vu le nombre d’enfants, notre père a été rapatrié !

    En début 1944, je n’avais pas, me semble-t-il, une idée religieuse particulière à l’esprit. J’avais plaisir à prier, à aller à la messe dominicale, où j’étais enfant de chœur ; en semaine, j’accompagnais même mon curé dans les paroisses voisines pour mariages et enterrements. Le matin, avant d’entrer dans la cour de l’école, je m’arrêtais pour servir la messe.

 … 

   En août 1943, mon père me proposa de participer à la « Croisade Eucharistique » ; nous étions en guerre, l’incertitude, le danger, l’attente de la libération, les terribles restrictions sur la nourriture et les matières de première nécessité, incitait la population à fréquenter églises et pèlerinages. 
    Cette grande manifestation fut organisée à Dieulivol, où Pierre Lhermitte, dit-on, serait venu prêcher la Croisade. Les journées étaient encore assez longues, mais la route aussi, non goudronnée encore, déroulée en  « saute-mouton » par-dessus les collines. 
    Vingt kilomètres, sur des vélos rudimentaires sans dérailleur. Nous roulions bien sûr sans lumière : couvre-feu, peur de se faire repérer par les avions allemands pouvant nous prendre pour des partisans en déplacement, peur d’un éventuel avion anglais pouvant confondre notre lumière avec un signal de maquisards et parachuter par erreur ce qu’ils destinaient à la Résistance. Gros effort pour la dernière côte jusqu’à Dieulivol, perché sur un promontoire dominant une large plaine. Foule immense, chants fervents. 
    Au cours de la nuit, soudaine frayeur au passage d’un avion, puis retour très tardif dans la nuit.

    Ce fameux jour de février 1944, j’entendis alors, intérieurement, une parole. Très claire.       Je me vois encore penché à ramasser les sarments, quand je l’entendis dans ma langue paternelle : "Té es’ prêt" (Toi, sois prêtre). On peut imaginer quelle fut pour moi la surprise. 

   En me rapprochant de la maison, vu le motif de mon retour anticipé, je me dirigeais vers la présence sereine de ma mère. Elle était devant la cheminée, courbée au-dessus du feu. 

   À la crémaillère, l’immuable chaudron d’eau chaude, prêt à toute nécessité et au-dessous, sur le large trépied, la grande poêle pour famille nombreuse. "Mamma, me a vële es prêt" (Maman, je veux être prêtre). Après un bref conciliabule dans la grange avec mon père, elle revint et me dit simplement "Ton père est d’accord". Et je remontais dans la vigne.  
….  

   L’après midi du jour des Rameaux (l’aide de mon curé à la réalisation de ma vocation n’arrivant pas), escaladant les côtes qui séparent les Esseintes de la ville, nous voilà partis, mon père et moi, à bicyclette, plein d’espoir, pour rencontrer l’archiprêtre de La Réole, l’abbé Grenier. Il m’impressionnait quand je le voyais présider les fêtes solennelles, vêtu du rochet orné de riche dentelle, la mosette de couleur par dessus, la canne à la main.
    Le lendemain, je repartais au travail à l’étable, dans les champs, affrontant les pluies du printemps et la chaleur de l’été. L’engagement à plein dans les travaux de la ferme mettait le grand projet un peu en veilleuse. 
… 

     Un épisode illustre la situation dangereuse dans laquelle nous vivions, alors : présence des Allemands, des partisans sans scrupules qui s’autorisaient à voler ; clandestinité, prudence en parole et méfiance "des oreilles indiscrètes", ou encore, guet à l’angle de la maison pour certaines opérations, comme la moulure clandestine du blé grâce à laquelle ma mère pouvait nous faire du pain, lui aussi rationné, cuit dans un four caché sous la plaque de fonte du foyer que mon père avait aménagé... À l’exemple de mes parents, avec le couteau, j’avais plaisir à tracer sur le pain le signe de la croix lorsqu’il me revenait de l’entamer. Je ne laissais jamais de morceaux à la fin du repas (5).
    Il y avait la réquisition mensuelle des produits de la ferme pour l’occupant. Il était interdit de garder du blé chez soi. Or, un jour de cuisson du pain, arrivent deux Allemands en quête de ravitaillement. Généralement, on donnait toujours quelque chose par charité chrétienne, mais ici, il y avait danger de la découverte de notre four clandestin.

    Arrivant dans la cuisine, ils humèrent tout de suite le parfum si appétissant du pain presque cuit et le firent remarquer, mais, heureusement, ils pouvaient supposer que le pain venait de la ville. Ils nous voyaient souvent revenir en vélo de La Réole avec du pain frais. 
    Ici cependant, le pain brûlant révélerait notre dangereux secret. Appelé en renfort, mon père les entraîna alors vers la grange pour leur montrer les installations et, comme ils étaient paysans, ils le suivirent aussitôt. Quant à nous, nous mîmes rapidement le pain à l’abri. 
    À leur retour, ils reçurent chacun un verre de vin et un œuf cru qu’ils gobèrent dans la cour en partant. Ouf !  
… 

     J’avais douze ans en 1942, mon père cherchait une solution pour nourrir correctement sa nombreuse famille. Faire du pain ? Mais comment produire de la farine ? Il s’était informé sur le moyen de se procurer un gros moulin pour moudre notre propre blé, en cachette bien sûr des Allemands, mais en vain (6). Cet après midi-là, l’espérance vint dans la maison quand notre mère fit entrer dans la cuisine un homme qui avait frappé à la porte. Barbe de trois jours, yeux fiévreux, épuisé, vêtements en partie déchirés, comme il arrivait aux nôtres lorsque nous courions les bois, passant à plat ventre sous les haies ou fils de fer barbelés.

    L’inconnu, aussitôt, de son sac de jute, tira une grande hache, bien pesante, comme on les rêve quand viennent les froids et qu’il est temps d’aller dans la forêt couper du bois pour l’hiver suivant. 
    Cet homme venait de Bordeaux et avait réussi à franchir la ligne de démarcation sans laisser-passer, risquant la liberté ou même pire, la déportation, pour nourrir sa propre famille affamée. Peu de paroles échangées, car au début, il n’arrivait pas à articuler. Nous étions tous là debout fortement impressionnés, car on pressentait qu’il s’agissait d’un moment important pour lui comme pour nous. Il avait l’espoir de troquer sa hache contre de la nourriture. Ma mère comprit de suite que cet homme était non seulement épuisé, mais aussi affamé. Invité à s’asseoir, l’inconnu se laissa tomber sur une chaise, notre mère chercha quelque chose à lui donner. 
… 

    De son sac, il sortit, alors, un très gros moulin à grains ! L’homme n’a pas voulu d’argent, mais seulement des provisions à emporter. Il est reparti son sac bien garni, après les congratulations réciproques. Quelques jours plus tard, mon père installa un ingénieux système avec moulin, roue d’une faucheuse et courroie, le tout solidement accroché à une épaisse table en bois.
    Clandestine, aussi, l’écoute de la radio de Londres « Les Français parlent aux Français » dont l’émission, destinée en particulier aux partisans, s’ouvrait avec le signal caractéristique des premières notes de la 5° symphonie de Beethoven. J’étais passionné par tout ce qui concernait la guerre. Mais nous étions terrorisés par les SS, tout de noir vêtus, avec tête de mort et tibia croisés sur le casque ou le béret, qui circulaient à la recherche des maquisards. Nous étions en alerte, en cet été 1944, depuis le débarquement, car les Allemands étaient nerveux, surtout les SS.

    L’école communale elle-même était à l’enseigne de la guerre et de l’occupation avec les locaux scolaires surpeuplés (nous-mêmes étions 27 cousins!!) par le nombre des réfugiés du nord-est de la France (Longwy et Mont Saint Martin en particulier), incertains sur leur avenir, en attente de la fin de cet hiver politique qui congelait l’épanouissement normal de la vie des jeunes comme celle des adultes. Avec le débarquement, les Allemands commencèrent à refluer en renfort vers le nord-ouest. Devant la fébrilité flottant dans l’air, il fallait redoubler de prudence.
... 

   Le 9 juin 1944 eut lieu une échauffourée entre maquisards et Allemands à Lorette. … Et sur le soir, nous vîmes arriver chez nous, terrorisée et en pleurs une famille alliée à la nôtre.
    Elle venait de s’enfuir épouvantée de Lorette où les maquisards d’obédience communiste avaient attaqué une patrouille allemande et tué un soldat, provoquant de terribles représailles. Les partisans s’étaient enfuis, laissant la population aux prises avec les occupants, furieux et vengeurs. Quelque temps après, la ligne de démarcation fut abolie.
    J’avais 14 ans et je participais pleinement à tout cela.  
... 

   Mais le cycle des saisons se poursuivait et malgré la guerre, le temps du dépiquage arriva. Chaque paysan se prêtait mutuelle assistance. Les « Français » venaient dépiquer chez nous, Italiens, et c’était un événement social autant que linguistique !

On travaillait dur dans la chaleur poussiéreuse du dépiquage, mais on mangeait aussi fermement et « à la française » ces jours-là.

                                                             

    Le dépiquage

    L’honneur de la famille, et spécialement des femmes, était qu’il ne manquât rien et que les hommes puissent rapporter à leurs épouses françaises des impressions positives ! 
    Dans ce but, ma mère me soustrayant aux travaux, m’envoya à La Réole chercher des provisions complémentaires, du pain en particulier. Je sautais donc sur le vélo et commençais l’escalade des collines. Descendant la première grande côte avant le ruisseau qui marque la limite entre les Esseintes et La Réole, au bas de la pente, je prenais stratégiquement de l’élan pour affronter la montée raide qui faisait suite, quand j’entendis des coups de feu. 

    Ce ne pouvait être que les Allemands puisque les fusils de chasse étaient tous confisqués.
    Dans un premier temps, je n’ai pas eu peur, car il arrivait souvent que l’occupant fasse des manœuvres. J’étais un peu étonné cependant, parce ce que habituellement les Allemands, parcourant la campagne, passaient nous avertir de ne pas s’alarmer. Ils allaient toujours par deux, fusil à l’épaule et grenade à la ceinture. Cette fois, il n’y avait pas eu avertissement.   
    J’en étais donc là de mes réflexions, quand j’entendis une balle siffler. 

    Je sautais au plus vite dans le fossé. 
    Peu après, je vis un civil en bicyclette, venant de La Réole, qui descendait la côte en ma direction, pâle de peur. Quand il m’aperçut, il m’imita en se précipitant à mes côtés. 
    Il m’expliqua que les Allemands quittaient la ville et que « les Mongols », comme on disait, enrôlés de force dans la Wehrmacht, se révoltaient. C’était la raison de la bataille qui s’intensifiait. Ces recrues forcées ne voulaient pas suivre les Allemands dans la retraite et trouvaient l’occasion bonne pour déserter et se rendre aux maquisards. Ils cédaient leurs armes aux premières personnes qu’ils rencontraient (7). 
    J’ai su, plus tard, qu’il en arriva ainsi plusieurs, là où les miens travaillaient au dépiquage.
    J’ai attendu que les coups de feu s’éloignent un peu, avant d’enfourcher mon vélo, galvanisé par la curiosité. Escaladant rapidement la côte, je passais près des tranchées vides, qui avaient été creusées à travers les vignes d’un de mes oncles. Combien de fois j’ai vu là des Allemands retranchés, les mitraillettes pointées vers la vallée, vers le croisement des routes près du ruisseau. Sur la route, en contrebas, en face d’eux, un barrage antichar et, de l’autre côté, le long de la route, dans un pré, des mines enfouies signalées par des têtes de mort. 
    Dans ma course, ayant atteint la dernière maison avant la grande descente vers La Réole, une dame me cria de laisser mon vélo, car les Allemands réquisitionnaient tout ce qui pouvait rouler. Je l’abandonnais donc et courus aux nouvelles. La ville était sens dessus dessous, les rues pleines de gens. On extrayait déjà des maisons les personnes accusées ou soupçonnées de collaboration.
    Je vois encore sur la place du Turon, un homme (M. Z.) malmenant un Réolais en l’injuriant dans un français approximatif, immigré comme nous. Spectacle un peu surprenant de la part d’un Italien ! Des maquisards aux habits plus ou moins militaires paradaient sur place.
    Les Allemands étaient bien partis ! (8) Les premiers signes de leur présence, à leur arrivée, je m'en souviens bien.

    Je me souviens bien, un des derniers matins de 1940, alors que sur le paillet, avec une grande scie à fourrage dotée de larges dents, je préparais la paille pour la litière des bovidés, j’entendis le chant des Allemands ; chant martial qu’un vent du sud, ce jour-là, nous avait porté depuis la ville. Quelle surprise ! C’est mon père qui le premier en comprit le sens. Maintenant (1944), ils étaient partis, sans chant, mais sur fond de mitraille et refluant vers Bordeaux.  

   À propos de bataille, je me rappelle un épisode qui m’a fait vivre des moments d’excitation et de peur en même temps. C’était, je crois, le printemps, je travaillais avec l’attelage entre les rangs de vigne, quand, surgissant à l’horizon arriva un chasseur anglais qui, descendant en piqué sur Gironde-sur-Dropt à quelques kilomètres, se mit à mitrailler.
    L’avion fit plusieurs tourniquets au-dessus de sa cible et repartit, non sans être suivi de coups de feu. Je revins à la maison en vitesse ; sautant sur un vélo, je partis voir ce qui s’était passé. Dans la gare, j’aperçus une locomotive criblée de trous d’où s’échappaient encore des restes de vapeur. Les Allemands tournaient autour, comme des fourmis qu’un coup de pied dans leur fourmilière aurait chassées.
    Je ne suis pas resté longtemps, car on ne savait ce qui pouvait se passer dans la tête des SS, surtout qu’ils n’allaient pas tarder à arriver.

    Un matin de décembre suivant, nous étions à planter la vigne dans l’enclos derrière le château Ezemar-Dufrénil, lorsque des appels venant de la maison nous firent redresser la tête. C’était ma sœur de huit ans qui brandissait une lettre. Écrivait un certain Père Sauzin qui me proposait d’entrer dans son école presbytérale à Mazion (33), début janvier 1945.

    Après mes vaines tentatives d’entrer aux différents séminaires diocésains de Bordeaux en octobre 1944, je sentis, en ce moment-là, que mon destin se distinguait de celui de tous les miens. 
    Un mois me séparait du jour fatidique et je me préparais à affronter le monde des "Français".
    Le 3 juillet 1955 : ordination sacerdotale dans l’église Saint Pierre de La Réole par Mgr Deymier, archevêque de Hankow en Chine


Notes de Brigitte Bulik 

(1) Même souvenir de maman : 
       En hiver, sa mère faisait chauffer, sur la cuisinière à charbon, des cailloux qu'elle mettait dans les poches de ses filles, afin de réchauffer leurs mains, pendant le trajet jusqu’au collège, situé à deux kilomètres.

    Autre utilité des cailloux : maman et ma tante plaçaient sur la route, à la sortie de l'allée de la propriété, un caillou à un endroit défini à l'avance. Cela indiquait à leurs amies, habitant plus loin, leur départ, et donc de se dépêcher de les rejoindre avant leur arrivée au collège.

(2) Lettre de ma grand-mère à sa mère du 30/10/1931
    "Pas de chance avec les arrivages de femmes et enfants d'Italie. La sœur aînée de Gélinda rejoignait seule son mari (ici depuis deux mois environ), avec quatre enfants (de 9 ans à 8 mois). Venant de Venise d'une seule traite (elle n'est jamais auparavant montée dans un train), elle fut enfermée dans la gare de Gironde à son arrivée. À 16 heures, on me téléphonait qu'une femme avec enfants attendaient depuis midi, échouée sur un banc et pleurant, tenant dans la main un papier avec notre nom. Le père Pagotto montait la garde à la gare avec la charrette et paire de vaches; ils ont pu terminer leur voyage”.

(3) Souvenirs d’enfance
    Sinapismes ou Rigollot  (enfant, je pensais : rigolo), et ventouses faisaient aussi partie dans ma famille réolaise des médications contre les affections broncho-pulmonaires. J’ai subi ces remèdes dans mon enfance. Je me souviens encore des traces rouges laissées sur le dos après usage des ventouses. En Pologne, il y a encore une trentaine d’années, les sangsues étaient utilisées dans le même but.

(4) Souvenirs d’enfance
    Mes sœurs et moi assistions, petites filles, dans les années 1955-60, à la cérémonie de la fête de l’agneau dans l’église de Saint Hilaire de la Noaille. Je me souviens encore des bêlements plaintifs en plein office religieux. Un petit berger, une petite bergère, accompagnés d’un couple de bergers plus âgés, tous costumés, tenaient au bout d’une corde l’agneau, décoré de rubans bleu-blanc-rouge. Ma fille a pu encore participer à cette cérémonie dans les années 1990-95.

(5) Souvenirs d’enfance
    Je me souviens que ma tante appliquait cette coutume, faisant une croix sur tout pain avant de l’entamer. Nous aussi, nous ne laissions jamais de bouts de pain à la fin des repas ; j’ai transmis cela à ma fille.

(6) Souvenirs de guerre de ma tante - 3/9/1944
    "Je vais à Saint Exupéry. Malheureusement, le moulin ne fonctionne plus".
    On y faisait moudre du blé au noir. Pourtant, ma tante disait qu'il y avait des traces de poudre blanche devant la porte ! Ce n’était donc pas si caché, à moins que les autorités laissaient faire.
    Notre propre moulin à bras pour moudre le blé avait été plombé par les autorités françaises au début de la guerre. Ma grand-mère tenta de se servir d’un moulin à café en bois, mais là aussi sans résultat.

(7) Souvenirs de ma maman de ce jour du 21/8/1944
    Le professeur (russe) de violon de son frère alla discuter avec des Mongols, réfugiés dans les bois de Saint Sève (où ils avaient abattu leurs chefs allemands). Il les a convaincus de se rendre. Maman se souvient d'avoir vu quelques Mongols avec armes et bagages, chacun assis sur le porte bagage de vélos conduits par des paysans aux sabots remplis de paille, les transportant à La Réole.
    [En début d'après-midi du 21/8/1944, le commandant Austin Conte et le bataillon Mickey firent une entrée triomphale dans la ville. Plus de cent cinquante Mongols et Hindous enrôlés dans la Wehrmacht se rendirent alors aux FFI.
Ils s'installèrent au collège, qui leur servit de caserne et de prison.]

 Souvenirs de guerre d’une réfugiée à La Réole le 21/8/1944
    “De midi à une heure et demi : défilé de troupes allemandes ; ce sont des Mongols en déroute dans toute espèce d'équipages : du coupé de promenade dans lequel s'entassent trois officiers, à l'auto de luxe... traînée par un camion ; il y a des piétons, beaucoup de cyclistes, de cavaliers sur de jolis petits chevaux noirs, des vaches ; des camions de toutes sortes et dans l'un d'eux... un chameau !
    Ce défilé est lent et derrière, trois camions ramassent les retardataires.
    À trois heures, les Allemands en garnison à La Réole s'en vont ; une fumée abondante sort des cheminées ; ils ont brûlé depuis ce matin : pneus, draps, etc... Ils ont détérioré le reste, mais laissé quelques provisions, des postes de TSF, des machines à coudre.

Sur la Place du Turon : grande animation, beaucoup de monde
    Deux maquisards viennent d'arrêter un homme, d'autres sont à la mairie. Il ne se passe rien d'alarmant, nous partons à la plage ; mes filles sont seules dans l'eau; en face, flotte le drapeau français sur la gare. Sur la route passe une moto, on entend des cris. Une de mes filles nous rejoint : on se bat à Frimont ; en effet deux colonnes de fumée s'élèvent de ce côté (le maquis attaquait la fin de la colonne allemande).

    Nous rentrons. La place du Turon est de plus en plus animée : des autos passent avec des hommes, le fusil en joue; la foule les acclame ; des cocardes et des rubans tricolores sont épinglés sur les vestons et les corsages.
    Parfois, c'est un maquisard originaire de La Réole, parti depuis des mois, qui revient; quelle joie, quelles embrassades : c'est Boë (fils du maire), c'est le Fils Terrible (fils du résistant à la tête d'un réseau sur La Réole), c'est le gendarme Blanchet.
    Au bout de la route, soudain des uniformes allemands : ils arrivent par groupe, les mains en l'air, ils se sont cachés et se rendent... Leurs figures rayonnent de joie : ce sont des Mongols, Indochinois ou autres, embrigadés par les Allemands. La foule applaudit "Vive le Maquis".
    Et un groupe succède à l'autre ; des maquisards ou des civils les désarment et les conduisent au commissariat. Là, des gendarmes ont embrassé les maquisards.
    Des drapeaux sont hissés, français, américains, anglais, hélas accompagnés du drapeau rouge de la Russie. Jusqu'à la nuit, la foule attendait les autos, les prisonniers allant de la mairie à la place. 

(8) Souvenirs de mes parents
    Au début de l'après-midi du 21/8/1944, courte fusillade ; on entend la foule crier.
    Mes parents descendent à La Réole : le drapeau tricolore est hissé au Turon. Ils croisent le Russe qui encadre des Mongols, accompagnés de paysans. Les Allemands se sont volatilisés.
    Mes parents se trouvaient sur le Turon, face à la 113, quand ils virent revenir une voiture allemande avec une mitraillette sur le toit ; heureusement, ils n'ont pas tiré !

Brigitte Bulik

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